L’ART, LA BEAUTÉ ET L’ESTHÉTIQUE (4)

Suite de la note n°3 sur l’art, la beauté et l’esthétique. Pour rendre la note plus agréable, je l’agrémente de photos d’oeuvres d’art mais elles n’ont pas forcément un rapport direct avec le texte.

Dans la note 3, avec l’exposition « La pesanteur et la grâce« , j’ai situé le cadre d’une polémique entre la philosophe Chantal Delsol et Jérôme Alexandre, co-directeur du département « La parole de l’art » au collège des Bernadins. Pour comprendre ce qui suit, il faut avoir lu cette note n°3 ci-dessous.

Jérôme Alexandre a publié en janvier 2010 « L’art contemporain, un vis-à-vis essentiel pour la foi » (Editions Parole et Silence – 146 p.). A cette occasion, il a été reçu par la librairie La Procure et l’on peut voir cet interview en suivant ce lien : http://www.dailymotion.com/video/xbzqw1_jerome-alexandre-l-art-contemporain_creation#.UVFWgRxWySo

En réaction au livre de J.Alexandre et à l’exposition « La pesanteur et la grâce » (cf. ma note précédente), la philosophe Chantal Delsol a publié une critique dans La Revue Théologique des Bernardins.

Que dit-elle ?

Elle s’étonne visiblement de l’exposition, où cinq artistes présentent des matériaux bruts – le spectateur, ou plutôt « le regardeur » comme disent ces artistes (!) risquent de n’y voir que quelques carrés de moquette de couleur – et annoncent qu’ils ont « abandonné leur savoir-faire pour laisser le rôle aux matériaux« . L’histoire ne dit pas si « l’abandon de leur savoir-faire » a été rapide ou non…

Elle donne ensuite à sa critique un tour assez amusant car avec ironie elle pousse au bout la logique de cet art contemporain et son rapport avec la foi :

« L’art contemporain ne cherche pas à représenter le monde, et c’est là son caractère résolument nouveau. Il cherche à exprimer la vérité du monde et de la vie tragique des humains que nous sommes« . On comprend bien l’absurdité de cette prétendue nouveauté : n’est-ce pas l’un des principaux buts de l’art depuis que l’homme préhistorique peint sur les murs des cavernes ses chasses à l’ours, à l’élan, au bison ? Un petit tour dans n’importe quel musée ne montre-t-il pas que les cimaises, les socles des sculptures sont couverts d’œuvres de toutes époques cherchant à exprimer « la vie tragique des humains » ?

Chien Danois couché – Bronze de Gardet

Mais la différence avec les merveilles de nos musées, c’est que l’art contemporain « ne s’attache plus à l’esthétique ni ne quête particulièrement la beauté. Il veut le vrai, et le vrai c’est la réalité, même la plus simple, la plus quotidienne« .

Il me semble que c’est ainsi qu’on en arrive à des œuvres comme celles vues dans la collection Pinault et consistant en un alignement d’une cinquantaine de pelles de chantier, ou encore à cette « sculpture » de Robert Filliou en 1968 représentant un seau en plastique, une serpillière et un balai sur lequel est accroché une petite pancarte en carton portant ces mots « La Joconde est dans les escaliers« . C’est une oeuvre visiblement majeure et qui marquera l’histoire de l’art puisqu’elle a été acquise par le musée d’art moderne de St-Etienne… Ce balai fait partie du mouvement Fluxus qui souhaitait notamment « purger le monde des formes de vie bourgeoise« . Ce n’est même pas insulter Fluxus que de dire que c’est absurde puisque l’un de ses membres, Robert Watts, explique que « l’essentiel avec Fluxus, c’est que personne ne sait ce que c’est« . Pour boucler la boucle, un grand tableau de Ben, bien connu et membre de Fluxus, sera bientôt mis en vente aux enchères à Paris. Sur un fond noir, ces seuls mots « J’aime l’argent« . Estimation : 6000 à 8000 Euros…

Pour ma part, dans la volonté de « purger le monde des formes de vie bourgeoise« , je vois à la fois une dangereuse complicité morale avec les mouvements gauchistes qui ont marqué le XXème siècle de leurs dramatiques « purges« , pour reprendre les mots de l’artiste, mais aussi  une formidable plaisanterie, une vaste rigolade du style « plus c’est gros, plus ça marche« . Et ces artistes ont au moins vu juste puisque le Musée d’art moderne de St Etienne a consacré une exposition en janvier 2013 au mouvement Fluxus, avec ce titre volontairement provocateur « Fiat flux ».

Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas jeter aux orties tout ce qui a été produit au XXème siècle ou tout ce qui n’est pas figuratif, pas plus qu’il ne faut rejeter en bloc les créations musicales, théâtrales, littéraires d’aujourd’hui, mais il faut quand même débusquer les passagers clandestins du grand vaisseau de l’art, qui prennent les habits d’artiste comme le geai de la fable s’accapare les plumes du paon, et croient ainsi bénéficier par contagion, assimilation excessive, de la reconnaissance due aux grands artistes. Un grand avocat spécialiste du monde des arts et des artistes, rencontré la semaine dernière, dénonçait à juste titre ce suprême détournement qui consiste à présenter une horreur en l’appelant « Hommage à X ou Y« , X ou Y étant bien entendu de vrais et grands artistes. Il y a des hommages qui sont des agressions…

La chasse aux tigres, aux lions et aux léopards – Rubens (XVIIè)

Mais revenons à la critique de Chantal Delsol. Elle explique fort bien que pour l’art contemporain, tout est art et la seule façon de repérer l’artiste est le fait qu’il se dise artiste. Et plus l’artiste s’efface devant la matérialité de la chose, plus il est artiste. Un crayon posé sur la table « témoin de la présence de l’homme au monde et de sa condition existentielle » est une oeuvre d’art. Il faut offrir « la réalité dans sa nudité« .

Avec un air malicieux, Chantal Delsol conclut ainsi son article, dont je n’ai repris ici que quelques phrases : « Le lecteur se sent peut-être dépaysé ? C’est qu’il n’a pas renoncé à ses a priori. L’art ancien était une médiation, dont nous n’avons plus besoin – « la beauté sauvera le monde » et autres sornettes. L’art contemporain nous permet désormais de nous approcher directement de la Vérité« .

On voit donc que l’on est très, très loin de cette alliance de la Beauté et de la Vérité évoquée dans mes précédentes notes, et l’orgueil insensé de cet art à enfin rechercher la Vérité hors de toute référence.

Nativite – G. de La Tour (XVIIè)

Il me semble que la grande force de l’art contemporain consiste surtout dans les audaces verbales, le discours qui l’entoure et qui parvient à faire prendre des vessies pour des lanternes. Malheureusement, ce discours omniprésent dans les médias parvient aussi, au bout du compte, à brouiller les esprits, à faire douter les plus influençables de leur bon sens, de leur sensibilité. Je pense même que s’y joue une entreprise de déconstruction du sens de la vraie Beauté, du même registre par exemple que la diffusion pendant de longues années en France de la culture marxiste via les médias, le monde intellectuel, l’enseignement scolaire de l’histoire. Il aura fallu combien de temps et de victimes pour que le vrai visage du marxisme apparaisse et que les maoïstes, communistes, soutiens des « révolutions populaires » ouvrent les yeux et fassent paraître, comme récemment le Nouvel Observateur, des dossiers spéciaux « Le vrai visage de Mao », ses massacres, sa folie… Dommage qu’ils n’aient pas abandonné leurs illusions plus tôt.

En réponse à la critique de Chantal Delsol, Jérôme Alexandre a pris la plume en mai 2011.

« J’ai souvent constaté que les opposants résolus à l’art contemporain en réalité n’aiment pas l’art en général, et de fait, ne connaissent pas plus l’art contemporain qu’ils ne connaissent et ne comprennent l’art plus ancien« . Est donc repris ici d’une part la vieille technique des totalitarismes, à savoir la disqualification a priori de l’auteur des critiques plutôt que l’argumentation sur le fond, d’autre part l’affirmation d’un lien indissoluble entre art contemporain et art ancien, dont le but est évidemment la légitimation du premier par le second.

Le refus de la contradiction est même assénée avec une violence assez surprenante par ces mots : « Il est en effet plus surprenant encore que la revue d’une institution dont je suis l’un des auteurs, et qui est déterminée depuis l’origine à considérer positivement la création artistique contemporaine, accueille dans ses pages une critique ouvertement négative de mes positions. » Comme appel à la censure, on ne fait guère mieux ! Pour mémoire, rappelons que la critique de Chantal Delsol est parue dans La Revue Théologique des Bernardins.

Pont Alexandre III – Paris

J.Alexandre essaie de répondre à la philosophe en expliquant qu’il faut du temps (« un long apprivoisement expérimental« ) pour comprendre l’art contemporain, complexe, divers. Car il faut faire comprendre au spectateur – au « regardant » (!) – « qu’une provocation, en art, peut avoir parfois une haute valeur« .  Je me demande si une bonne part du problème ne réside pas dans le « parfois« …

Je suis très frappé par un autre argument de J.Alexandre : il explique que trop souvent l’art contemporain est vu, à tort, comme « une fiction parallèle, orchestrée par un petit monde sans rapport avec le vrai monde, contre lequel il est par conséquent possible et nécessaire de lutter, comme on a pu lutter contre l’idéologie marxiste« . Or, lorsque j’écrivais le paragraphe un peu plus haut sur la diffusion sournoise d’une « culture » faisant perdre le sens du Beau, à l’image de la diffusion des idées marxistes, je n’avais pas encore lu ces lignes de J.Alexandre ! Mais la grande habileté de l’auteur est de retourner l’argument : vouloir lutter contre l’art contemporain est en fait idéologique et « mortifère » (rien que cela !).

Vous aurez compris je pense que les arguments ici développés ne m’ont pas convaincu et j’ai toujours du mal à comprendre ce que « La Joconde est dans les escaliers » fait dans un musée. Je ne nie pas le droit d’émettre des idées, des théories, des discours, mais selon moi cela relève justement du discours et des idées mais pas de l’art.

Mosquée de Kairouan (Tunisie)

Toutefois, j’avoue que ma plus grande perplexité ne vient pas de là : elle vient du fait que tout cela se passe aux Bernardins, haut-lieu de réflexion intellectuelle et chrétienne. Quelle distance incommensurable entre ces expositions « où personne ne comprend rien », et qui d’ailleurs n’attirent plus personne ou presque, et la lumineuse philosophie développée par Jean-Paul II dans sa « Lettre aux artistes« , qui est un texte de référence, que l’on soit croyant ou non (j’en mettrai des extraits dans ma prochaine note). Je crains qu’il y ait beaucoup, beaucoup de naïveté comme il a pu y en avoir par le passé dans la tolérance, au nom de la charité, de la diffusion du discours marxiste, habillé de générosité et d’altruisme, et qui a fait énormément de mal. Même sans être croyant, on est frappé par certaines incohérences… On a « fait le ménage » parmi les théories politiques et sociales fumeuses, mais visiblement pas encore dans l’art…

Tant qu’on y est, je me demande si les Bernardins ne devrait pas accueillir en grandes pompes « La neuvième heure » de Maurizio Cattelan, où l’on voit le pape Jean-Paul II écrasé par une météorite, ou même – allons-y gaiement – « Piss Christ » qui représente un crucifix plongé dans l’urine et le sang. Je suis certain qu’on pourrait trouver de bons arguments pour expliquer aux « regardants » qu’il s’agit là d’œuvres profondément belles et chrétiennes…

L’ART, LA BEAUTÉ ET L’ESTHÉTIQUE (3)

Cette note fait suite aux deux premières, publiées il y a quelques jours. J’en recommande la lecture avant d’aborder celle-ci. J’agrémente ces notes, dans un but purement décoratif, de photos d’oeuvres d’art qui n’ont généralement pas de lien avec la note elle-même.

L’art contemporain fait couler beaucoup d’encre : est-ce vraiment de l’art ou n’est-ce pas plutôt une thèse intellectuelle appuyée par de la matière ? Qui décide qu’il s’agit d’art et d’artiste ? Comment apprécier des oeuvres très rebutantes, incompréhensibles, parfois même dénuées de toute matérialité ? N’abuse-t-on pas de la crédulité du public – en fait pas toujours si crédule ? Tout cela ne recouvre-t-il pas un vaste système spéculatif en comparaison duquel le système Madoff est celui d’un voleur de billes ? Au contraire, n’est-ce pas un art révolutionnaire dans le bon sens du terme, mais qui, plus difficile, demande une « éducation » à recevoir et une sensibilité particulière à acquérir ? Pourquoi l’art contemporain occupe-t-il de nos jours une place aussi hégémonique dans les médias, les expositions, les salons officiels, les commandes publiques ? Pourquoi commence-t-on trop souvent à parler d’art aux petits enfants avec des oeuvres incompréhensibles pour eux, au lieu de leur montrer d’abord les bases classiques ?

J’ai évoqué, il y a déjà 3 ans, un livre, contesté par certains, portant une volée de bois vert aux abus de l’art contemporain : http://www.damiencolcombet.com/archive/2010/03/30/la-grande-falsification.html (et voir aussi, pour rire un peu : http://www.damiencolcombet.com/archive/2011/11/18/un-nettoyage-qui-coute-cher.html).

Je voudrais évoquer ici une petite polémique assez récente (il y a deux ans) et intéressante.

Paul Chenavard – Jean Gautherin (XIXè)

Situé rue de Poissy dans le 5ème arrondissement de Paris, le Collège des Bernardins créé au XIIème siècle constitue un ensemble remarquable d’architecture médiévale et riche d’une grande histoire, puisque ce fut pendant plusieurs siècles un haut lieu de formation intellectuelle et chrétienne, participant au rayonnement de Paris dans toute l’Europe. Confisqués à la Révolution, les bâtiments servirent successivement de prison, d’entrepôt, de collège, de caserne de pompiers, d’internat pour l’Ecole de police, avant d’être finalement acquis par le Diocèse de Paris et remarquablement restaurés.

Le Collège des Bernardins (http://www.collegedesbernardins.fr/) est aujourd’hui à nouveau « un lieu du dialogue intellectuel et spirituel sans lequel les grands tournants de l’histoire ne peuvent se prendre dans la sérénité« , selon les mots de Mgr Vingt-Trois, Archevêque de Paris. Ce lieu abrite des activités d’enseignement, de recherche, de débats, d’expositions, etc. C’est précisément le lieu d’exposition artistique qui nous intéresse ici.

Voici la présentation de la dimension artistique sur le site internet du Collège des Bernardins :

L’art révèle à l’homme ce que les mots ne peuvent dire et qui jaillit de la sensibilité créatrice des artistes. Il explore les profondeurs de l’âme humaine. Il exprime la condition de l’homme et les interrogations et les attentes de son époque.

Ainsi, au Collège des Bernardins, une place importante est donnée à l’expression artistique (arts plastiques, musique, arts vivants…). L’art contemporain est privilégié au regard du patrimoine artistique, en permettant chaque fois que c’est possible une rencontre du public avec les créateurs ou les interprètes.

 Et sur un autre onglet « Questions d’artistes » :

La création contemporaine au Collège des Bernardins souhaite donner place à une recherche exigeante sur l’humanité de l’humain et son devenir.
La programmation « Questions d’artistes »
 confirme sa volonté de présenter l’art comme une expression significative, autant que le sont la science et la philosophie, des conceptions, des recherches et des questionnements des hommes de notre temps. 

Mobilier – Hector Guimard (XIXè – XXè)

Du 23 avril au 12 septembre 2010, s’est tenu au Collège des Bernardins une exposition joliment intitulée des mots de la philosophe Simone Weil « La pesanteur et la grâce » et présentant les oeuvres de 5 artistes : E.Becheri, C.Innes, G.T.Stoll, E.Van der Meulen, M.Wéry.

J’emprunte au dossier de présentation (consultable à cette adresse : http://www.collegedesbernardins.fr/templates/standard/images/pdf/dossier_presse_pesanteur_grace_25-05-10.pdf) les quelques extraits suivants :

Le caractère spiritualisant des œuvres tient au fait que les images créées ne sont pas déterminées par avance mais naissent de la manipulation des matériaux bruts pour provoquer un effet sur le spectateur, le faire accéder à la dimension spirituelle sans l’avoir par avance déterminé. [L’absence de « E » à ce « déterminé » me fait penser que ce mot se rapporte à l’effet ou au spectateur et non à la dimension spirituelle, à moins qu’il ne s’agisse d’une simple faute d’orthographe…]. 

Il s’agit pour eux de poser devant le spectateur une matérialité élémentaire, très élémentaire, et de donner à sentir l’œuvre en cours, la création à venir. Pour tous, le contenu se dévoile, s’ouvre dans la fabrication elle-même, une fabrication qui n’implique pas de savoir-faire mais une espèce de dépossession, de déprise de la maîtrise, d’abondon, de manière à se mettre en retrait pour que ce soient les œuvres elles-mêmes qui se fassent, comme si elles pouvaient se faire d’elles-mêmes.

La peseuse d’or – David III Ryckaert (XVIIè)

Et dans la présentation de chaque artiste :

Dans la série Shining, [Emanuele Becheri] place de grands panneaux de carton noir sur lesquels passent et déambulent des escargots. En résulte un dessin aux reflets gris et brillants. L’apparence brillante et précieuse de ces dessins est en fait la conséquence directe d’une opération triviale.

En 2008, Emanuele Becheri avait réalisé une installation, Time out of joint, constitué de trois projections vidéo de grand format, montrant la combustion de trois briquets par leur propre flamme. Une flamme jaillit peu à peu de l’obscurité, puis éclaire l’asphalte où elle est posée, avant de faire bouger l’objet qui la produit, jusqu’à l’extinction et le retour à la nuit.

 Ou :

[Les tableaux de Calum Imnes] conduisent à privilégier telle ou telle signification possible en affirmant un premier état, une norme implicite pour ainsi dire, puis en contredisant cet état. […] Ce qui est exposé de cette façon – pour reprendre le titre générique d’une série – ce n’est pas la subjectivité personnelle de l’artiste mais, potentiellement, la subjectivité du spectateur, car si les tableaux pointent ce qui a été là (les couleurs qui ont été ensuite dissoutes) et qui a été là (le peintre), ils pointent surtout ce qui est ici (l’état final de l’œuvre) et qui est ici (le spectateur, la spectatrice). Ils exposent la perte et la plénitude indissolublement mêlées.

 Ou :

« Dans le partage formel avec le spectateur, ces quelques formes simples (des aplats de couleurs quadrangulaires) sont le minimum reconnaissable. Elles se donnent à voir d’emblée et on peut passer à autre chose. On peut aller au-delà de la reconnaissance de ce qu’il y a à voir sur le tableau et en venir à l’expérience du tableau proprement dit. Je conçois l’expérience de la peinture comme une expérience partagée, même si celui ou celle qui va venir devant le tableau s’y confronte seulement dans un second temps. J’ai en tête que ma position et celle du regardeur sont interchangeables. Si je me pose ainsi devant chaque tableau, c’est pour que d’autres puissent le faire à leur tour.» Emmanuel Van der Meulen

J’arrête là les citations mais je vous invite vraiment à lire le dossier de presse. Vous y découvrirez par exemple que l’on ne dit plus « spectateur » ou « visiteur » mais « regardeur », qu’une des artistes « intègre à sa pratique le processus d’auto annulation », que pendant l’exposition, des médiateurs sont présents pour expliquer les œuvres mais aussi pour inviter les visiteurs à (c’est écrit en gras) « accepter la possibilité de ne pas comprendre ou de ne pas être touché.« 

Grand chien danois – Marbre de G.Gardet (XIXè)

Voici pour le contexte. Bien que cela me brûle les lèvres, je m’abstiens de tout commentaire sur cette exposition car je veux en venir à un échange très intéressant entre la philosophe Chantal Delsol et Jérôme Alexandre, co-directeur du département « La Parole de l’art » au collège des Bernardins.

Je vous la résumerai dans la prochaine note, d’ici quelques jours.

L’ART, LA BEAUTÉ ET L’ESTHÉTIQUE (2)

Cette note fait suite à celle publiée le 20 mars 2013 : « L’Art, la Beauté et l’Esthétique (1).

Dans son livre « La naissance de l’esthétique – La question des critères du beau«  (cf. note précédente), Luc Ferry explique l’évolution dans le temps de la notion de Beauté dans l’art et d’artiste. Il montre que l’un des moments forts de l’histoire de l’Esthétique est la rupture entre un art en quelque sorte extérieur à l’Homme, fait d’équilibre, d’harmonie, de représentations de divinités, scènes religieuses, mythologiques ou célèbres, de personnages illustres et un art véritablement « humain », fait par l’homme et pour l’homme, la rupture datant de la peinture hollandaise. Cette rupture a permis une double subjectivisation : celle du spectateur, qui décide de son propre chef ce qui est beau et ne l’est pas, et celle de l’artiste, qui n’est plus un artisan doué mais un génie qui fait jaillir la Beauté en la créant.

Bouquet de fleurs – J. Michel Picart (XVIIè)

Je dois dire que ces théories sont séduisantes en ce qu’elles semblent logiques, et notre esprit cartésien n’aime rien tant que ce qui est logique – il n’a d’ailleurs pas forcément tort ! Mais elles me gênent également beaucoup à plusieurs titres.

Avant d’exposer quelques arguments de fond, je voudrais revenir sur la « révolution hollandaise ». Je me suis rendu d’ailleurs compte que j’étais très ignorant de l’histoire de l’art – ce que je vais réparer au plus vite – car j’ignorais cette rupture fondamentale. A tel point qu’une visite au Musée des Beaux-arts de Lyon m’est apparue indispensable pour la vérifer. Et effectivement, à première vue, l’art antérieur à la peinture hollandaise ne s’intéresse qu’aux scènes grandioses, mythologiques, religieuses, aux personnages illustres.

Les mangeurs de ricotta – Vincenzo Campi (XVIè) – Musée de Lyon

Mais en y réfléchissant, j’ai un peu révisé mon point de vue. Il me semble que la peinture et la sculpture classiques et médiévales se sont tournées vers ces grands sujets parce que les commanditaires, les acheteurs, les mécènes, bref ceux qui avaient les moyens de protéger l’art, étaient les grands de l’époque, les institutions, l’Eglise aussi qui de plus y voyait le moyen de catéchiser et instruire par l’image. Il est donc logique que les œuvres commandées portent sur des sujets touchant de près les mécènes. C’est sans doute bien plus tard que, la population s’enrichissant, des marchands, des banquiers, des petits notables ont pu s’intéresser à l’art et donc aux sujets plus simples qu’ils connaissaient bien.

De plus, la théorie de la Révolution hollandaise me semble contredite par certaines œuvres :

– statuettes égyptiennes datant de XX siècles avant JC et représentant des scènes de la vie quotidienne (mais on me dira peut-être qu’on est alors bien loin de l’Europe occidentale et qu’elles étaient destinées aux tombes des dignitaires).

Vache vêlant – Statuette égyptienne – Musée de Lyon

Audience du maître – Statuette égyptienne – Musée de Lyon

Brassage de la bière – Statuette égyptienne – Musée de Lyon

– Statuettes gauloises et romaines représentant des animaux (qui ne sont pas pour autant des divinités), des jeux, des esclaves.

Sanglier et cheval – Musée de Lyon

Lutteurs – Musée de Lyon

– Art non pictural et non plastique : même au Moyen-âge, il existe un art populaire, qui évidemment utilise des supports moins coûteux et plus faciles que la peinture et la sculpture. Il s’agit par exemple de la musique, des danses, de l’écriture et du théâtre. Il faut penser ici aux farces du Moyen-âge, au Roman de Renart, etc.

Bref, il me semble hasardeux de faire commencer à la peinture hollandaise l’intérêt des artistes pour la vie quotidienne de l’homme.

L’Air (détail) – Jan Brueghel l’Ancien dit De Velours (XVIè) – Musée de Lyon

Mais revenons maintenant aux arguments plus philosophiques qui découlent de ces théories du Beau, de l’art et de l’artiste.

En premier lieu, elles semblent abaisser l’art « d’avant » – art classique, figuratif, etc. – pour en faire de simples prémisses du véritable art, apparu avec la peinture hollandaise, celle-ci étant d’ailleurs largement remisée dans les greniers de l’histoire puisque, enfin !, nous avons trouvé avec l’art moderne et contemporain le Graal. Je simplifie considérablement, bien sûr, mais c’est la perception que l’on peut en avoir. Et en pratique, il est incontestable, quand on regarde par exemple ce qui est exposé dans les Salons de peinture et de sculpture, que l’art classique, figuratif, même réalisé par des artistes contemporains, est regardé avec dédain par beaucoup. Je suis donc très mal à l’aise avec cette notion de chronologie, qui construit chaque étape sur les décombres de la précédente, largement démolie, et déclare périmé ce qui existait avant en matière de critère de Beauté et d’art.

Mosaïques à Kairouan (Tunisie)

En second lieu, ces théories sur l’art et la beauté n’expliquent toujours pas pourquoi il y a un consensus de tous ou presque pour trouver magnifiques un soleil couchant en Méditerranée, les couleurs de Rome en fin d’après-midi au printemps, un troupeau d’éléphant d’Afrique défilant majestueusement devant le Kilimandjaro, un tableau de Caillebote, une Ecossaise de Brahms, Le Jeune Homme de François Mauriac, etc.

Si les critères de la Beauté sont « libres », émis par chacun avec son histoire, ses convictions, son âge, sa culture, ses origines, sans aucune référence objective au Vrai et au Beau il devrait y avoir autant de Beautés que d’individus. Or, si tous ne s’accordent pas autour d’une expansion de César, d’une oeuve d’Arman, de Basquiat ou de Georges Mathieu, presque tous s’accordent en revanche sur certaines oeuvres ou spectacles naturels.

Coucher de soleil sur Fourvière (Lyon)

En troisième lieu, la « subjectivisation » du spectateur, de l’esthète, permet de mettre l’étiquette de Beauté sur tout, sans discussion possible sous peine de passer pour un être intolérant dangereusement conservateur. Autrement dit, il n’y a plus de repère : je décide qu’une boîte de conserve cabossée est de l’art et est belle : cette vérité que j’ai ainsi forgée tout seul peut d’autant moins être discutée qu’elle renvoie au domaine des convictions profondes, domaine absolument inattaquable et inviolable. On voit immédiatement les abus possibles. Et de fait ils sont légions…

Enfin – et l’on retrouve un peu l’idée précédente – la subjectivisation de l’artiste le place sur un haut piedestal, voire dans les nuées puisqu’il est un démiurge, mais le recoupement avec le point précédent – tout est art si on le veut – fait que tout individu est artiste s’il déclare créer de l’art, et ce indépendamment de la qualité de sa production.

Autrement dit, la seule référence valable, le seul critère, le juge de paix ultime pour décider si j’ai à faire à l’art et à un artiste est le jugement de l’Homme, sans aucune autre référence possible, sous peine de se révéler aliéné (autrement dit lié, donc pas libre).

Aile d’un perroquet

Finalement, ce qui me trouble beaucoup dans tout cela est que l’on retrouve dans cette philosophie de l’art et dans sa déclinaison en conception officielle de l’art, de la beauté et de l’artiste – il est d’ailleurs étonnant de constater qu’il y a une tendance officielle, ce qui contrevient en tous points à la théorie de la subjectivisation des critères de l’art et de la beauté – une volonté de faire de l’Homme un roi, un être enfin libre affranchi de toute notion supérieure de beauté et de vérité. Or, l’expérience humaine, intime et collective, montre que l’Homme sans repère se sent certainement plus important, apparemment autonome et libre, mais… fonce aveuglément dans le mur ! La tragique histoire du XXème siècle et de ses totalitarismes meurtriers l’a montré. Je pense qu’il en va de même, heureusement avec moins de conséquence funestes, dans le domaine de l’art.

Dromadaire harnaché (Bronze de I.Bonheur)

Je crois que l’Homme ne se grandit pas en s’érigeant en seul juge dans tous les domaines. Il me semble que le jugement des Classiques, qui renvoie à l’harmonie, l’équilibre, l’observation, n’est pas si stupide, ou plutôt pas si primitif que cela. Platon écrit : « La vertu [ce qui peut se comprendre comme la Force] propre du Bien est venue se réfugier dans la nature du Beau. » Il m’est bien impossible de définir la Beauté – les philosophes s’attaquent depuis toujours à cette tâche sans résultat incontestable, et je ne suis pas philosophe – mais je crois profondément que la Beauté a partie liée avec la Vérité, avec l’émerveillement et, partant, l’enthousiasme. Je ne crois pas que la seule Beauté valable soit celle produite par l’Homme et je ne crois pas non plus que l’esprit humain seul, détaché de tout repère, soit un bon juge pour décider ce qui est art et qui est artiste. Je crois que trop de dérives sont observées dans le domaine artistique pour que ce soit vrai. Et je crois même que l’artiste doit aussi (pas seulement, évidemment) être un bon artisan.

Remettre l’Homme sa place en reconnaissant que certains principes lui sont supérieurs ne le rabaisse pas. L’artiste a le pouvoir extraordinaire de susciter l’émerveillement, le rêve, la paix, le trouble, l’élévation de l’âme, et ce n’est pas rien. La Beauté qu’il crée provoque chez lui et chez le spectateur des sentiments d’une profondeur et d’une complexité considérables. Nous en reparlerons bientôt à propos du livre de Charles Pépin « Quand la Beauté nous sauve« . 

Etude d’oies – E.Lohse

Je ne comprends pas non plus cette histoire linéaire de l’art qui laisse entendre que les intuitions et conceptions du passé sont périmées, dépassées, inapplicables aujourd’hui. Ainsi, la Beauté des œuvres antiques ne serait qu’une illusion, un « préhistoire primitive », celle des œuvres médiévales également. Mais tout nous prouve le contraire : nos plus grands musées présentent des œuvres très anciennes, extrêmement classiques, et tout le monde s’extasie sur leur beauté, ce qui signifie qu’elles ne sont pas là uniquement à titre de témoins du passé, de jalons sur une route qui aurait enfin abouti à notre époque. Et même, de nos jours, bien des artistes réalisent des œuvres sensationnelles dans un style classique, figuratif, et rencontrent un très grand succès (bien qu’ils ne soient guère reconnus par le milieu artistique branché !). Lors des ventes au enchères, les œuvres antiques, classiques, anciennes, toutes figuratives, sont extrêmement recherchées. Alors, de quoi vous plaignez-vous, me rétorquera-t-on ?

Je regrette que l’art moderne et encore plus l’art contemporain aient pris une part hégémonique dans les expositions, les salons, l’enseignement de l’art et de son histoire, l’éducation, le soutien public alors que bien souvent – je ne dis pas toujours – il est construit sur le sable, n’a pas de réelles fondations, rejette comme périmées les conceptions objectives du Beau et du Vrai, valorise des artistes qui n’en sont pas et s’approche généralement plus d’une thèse intellectuelle que de l’art.

De plus, effacer tout le passé, ou plutôt le considérer comme dépassé, périmé, révolu, doit conduire logiquement à considérer que ce qui est produit de nos jours subira d’ici peu le même sort peu enviable, à moins que l’on considère que nous avons atteint aujourd’hui un sommet indépassable, ce qui serait le comble de l’orgueil. Je me demande si ce n’est pas précisément dans l’orgueil que se cache le problème…

L’ART, LA BEAUTÉ ET L’ESTHÉTIQUE (1)

De récentes discussions avec des artistes, collectionneurs, simples amateurs sur le sens de la beauté m’ont amené à entamer une petite réflexion sur le sujet, à partir de textes de philosophes.

Comme je n’ai ni le temps, ni le courage, ni la formation nécessaire pour lire des ouvrages ardus comme ceux de Platon, Hume, Kant, Hegel, etc., je me suis référé à des synthèses qui feront probablement frémir les spécialistes mais ont le mérite d’être compréhensibles et d’entamer la discussion.

Bref, il s’agit ici de ma part de quelques réflexions sans prétention et qui feront sourire les connaisseurs. Pour rendre la note moins austère, je l’agrémente de quelques jolies photos, essentiellement d’oeuvres d’art.

Le hasard fait qu’au même moment, paraît en librairie « Quand la beauté nous sauve« , du philosophe Charles Pépin. Je suis en train de le lire et je vous en parlerai bientôt.

 Cloître du monastère des Hyéronimes – Lisbonne

Aujourd’hui, nous allons nous pencher sur un petit livre de Luc Ferry, « La naissance de l’esthétique – La question des critères du beau » paru en 2013 dans la collection Sagesses d’hier et d’aujourd’hui – Suppléments Le Figaro / Le Point (96p. – 8,90 € CD inclus).

Luc Ferry explique que c’est au XVIIIème siècle que l’on commence à définir la beauté, le bon goût, l’oeuvre d’art comme « ce qui plaît à la sensibilité des êtres humains, comme ce qui se révèle émouvant pour le sujet, comme ce qui touche à cette faculté de juger qu’on va commencer – tout cela est lié – à désigner par le vocabulaire du goût ».

La grande question est alors de comprendre comment un jugement subjectif – ce qui me plaît à moi – peut avoir une portée universelle – la beauté en général et le consensus autour d’un certain nombre de chefs d’oeuvre artistiques, de beaux paysages, de belles personnes, etc.

Albert Brenet – Défilé sous l’arc de triomphe du Carrousel (gouache)

Luc Ferry nous dit que cette réflexion née au XVIIIème a conduit à subjectiviser le spectateur d’une part, qui devient « un homme de goût« , et l’auteur de l’oeuvre d’autre part, qui n’est plus un simple artisan doué mais un génie.

L’auteur attire notre attention sur une révolution artistique : celle de la peinture hollandaise du XVIIème siècle. Avant l’irruption de cet art « populaire », au sens où ces peintures représentent des scènes de village, de fête, de taverne, des intérieurs domestiques, les oeuvres d’art s’appuyaient toujours sur « une grande idée, une grande vision du monde, de grands symboles religieux ou laïcs, des valeurs morales ou spirituelles supérieures », des mythes, des personnages illustres ou reconnus par la communauté. La peinture hollandaise est donc le « premier art sécularisé, laïc et humain », par opposition à l’art antique et médiéval.

Dans l’Antiquité, en effet, l’oeuvre d’art obéit à des critères assez stricts. Au Moyen Age, prédominent l’art religieux, la transcendance, le spirituel. La peinture hollandaise va donc se démarquer fortement de ces critères anciens.

Les tableaux des Hollandais représentent souvent des buveurs un peu gris lutinant une servante, jouant aux quilles, se soulageant contre une palissade, ou encore un intérieur de ferme, un carnaval, les jeux de l’hiver sur une rivère gelée, etc.

Après l’Antiquité, le Moyen-âge, la période hollandaise, la 4ème grande période de l’art est celle du XXème siècle, celle de l’art moderne puis contemporain, qui présente « l’imprésentable » (Lyotard), c’est-à-dire « la part obscure, non seulement de l’humain, mais du monde en général », et Ferry cite « l’irrationnel, l’inconscient, la différence, le corps, le sexe ».

L.Tafon – Les porteuses d’eau

Revenons à la double « subjectivisation » évoquée plus haut : alors que l’art classique est censé être objectivement beau grâce à ses qualités d’harmonie, d’équilibre, et que l’art médiéval est objectivement spirituel, la peinture hollandaise échappe à ces critères et donc le beau devient subjectif. Ferry cite Hume, qui écrit en 1755 : « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit de celui qui la contemple et chaque esprit perçoit une beauté différente. »

L’artiste, quasi inconnu dans l’Antiquité, va prendre à cette époque une place importante puisque c’est lui qui, comme un dieu, crée la beauté. Et le philosophe note que plus l’on avance dans le temps, plus l’artiste prend le pas sur l’oeuvre d’art elle-même, et même, de nos jours, on peut connaître un artiste en ignorant ses oeuvres.

Cheval breton – P.-J. Mêne

Il y a toutefois une énigme, évoquée au début de cette note : si l’oeuvre d’art ne contient plus en elle-même la beauté, si celle-ci est subjective, affaire de goût, comment se fait-il que tous ou presque reconnaissent qu’un concerto pour clarinette de Mozart, le Requiem de Fauré, un coucher de soleil sur un port en Bretagne, le Joueur d’échec de S.Zweig, tel buste de Carpeaux ou ce tableau de Manet soient des chefs-d’oeuvre ?

Selon l’auteur, c’est parce que ces grandes réalisations sont « la réconciliation merveilleuse de l’intelligence et du sensible« .

En effet, comme l’explique Kant, la beauté n’est pas tout à fait de l’ordre de la vérité mais en est proche : on ne peut démontrer que telle musique est belle, que ce tableau est magnifique, mais en même temps on ne peut se retenir d’argumenter, de tenter de persuader, de rallier l’autre à son propre jugement. Et la Beauté n’est pas non plus l’agréable : on peut trouver beau un morceau de musique qui nous rend triste. Le chef-d’oeuvre est donc la réconciliation de ces deux notions d’intelligence et de sensibilité.

Notre-Dame de Grasse (et non « de grâce ») – Toulouse

Luc Ferry évoque encore une autre conséquence de la révolution esthétique : nous avons vu que l’artiste prend alors une part importante, s’individualise et qu’émerge la notion de génie. Du coup, « l’innovation et avec elle l’originalité deviennent des impératifs absolus », d’où l’idéal de la vie de bohème comme « détestation de la quotidienneté et comme fuite vers un ailleurs radical« Ferry mentionne encore l’émergence à cette époque des musées, de la critique d’art et de l’histoire de l’art.

L’Annonciation – Dierick Bouts

En résumé, à la fin de ce petit ouvrage, Luc Ferry rappelle les trois grandes réponses à la question des critères du Beau :

– Réponse des « classiques français » : « Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable » écrit Boileau. Il existe donc une vérité dans l’art, un « vrai bon goût » alors que le mauvais goût, le laid, est une erreur.

– Réponse des « empiristes » : le Beau est ce qui plait à un corps sain, à ses sens. Le laid plait à ceux qui n’ont pas affinés ces sens ou même sont malades.

– Réponse kantienne : la science du Beau des Classiques est une illusion, le Beau n’étant certainement pas du domaine de la science mais étant la « réconciliation merveilleuse  de l’intelligence et du sensible » provoquant ainsi le plaisir esthétique.

Cette note est déjà longue. C’est donc dans la prochaine, d’ici quelques jours, que je donnerai mon point de vue (intuitif et peu appuyée philosophiquement !).

« LES DERNIERS RHINOCÉROS » DE LAWRENCE ANTHONY

Il y a quelques mois, en mars 2013, je vous recommandais un livre passionnant, « L’Arche de Babylone », racontant le sauvetage du zoo de Bagdad par Lawrence Anthony.

Est sorti récemment un autre livre du même auteur : « Les derniers rhinocéros« . Il raconte cette fois la volonté de L.Anthony de sauver les derniers représentants d’une sous-espèce de rhinocéros blancs d’Afrique, la sous-espèce dite du Nord (« Ceratotherium simum cotoni« ), par opposition à celle du Sud (« Ceratotherium simum simum« ).

Il reste environ 12 000 rhinos blancs du Sud dont 750 en captivité, où ils se reproduisent (on peut en voir dans de nombreux zoos français dont Sigean, Beauval, Montpellier, etc.) alors qu’il ne reste que quelques exemplaires en captivité de la sous-espèce du Nord, dans un zoo tchèque où elle a du mal à se reproduire, et peut-être une quinzaine à l’état sauvage dans la réserve de Garamba en RDC (ex-Zaïre).

Or le braconnage qui s’est considérablement intensifié ces dernières années fait des ravages dans les populations de rhino du Sud mais également du Nord. Le kilo de corne de rhinocéros se vend aujourd’hui plus cher que l’or, ce qui permet aux braconniers commandités par de riches Asiatiques de mettre en oeuvre des moyens importants pour s’approprier ces cornes : hélicoptères, fusils puissants ou mitrailleuses, corruption de fonctionnaires, etc.

La réserve de Garamba est située au coeur d’une zone de conflit entre l’armée congolaise et les redoutables rebelles de l’ARS (Armée de Résistance du Seigneur), conflit qui a entraîné de gigantesques déplacements de population (deux millions de réfugiés), des massacres (environ 150 morts par semaine), une misère épouvantable dont celle des enfants-soldats.

Les dirigeants de l’ARS, dont Joseph Kony, sont recherchés par la Cour pénale internationale de La Haye.

Rhinocéros blanc – Bronze (épuisé)

Dès lors, comment sauver 15 malheureux rhinos dans une des zones les plus dangereuses de la planète, qui plus est dans une réserve que les gardes ont déserté pour « sauver leur peau » et où les braconniers sont donc tranquilles pour achever leur triste besogne ?

Je ne dévoilerai pas ici l’issue de l’aventure – l’auteur a-t-il ou non réussi à sauver les derniers rhinocéros du Nord ? – mais elle aura mené Lawrence Anthony bien plus loin qu’il ne l’imaginait au départ, le forçant à devenir acteur des négociations de paix au Congo.

Ce livre se lit d’une traite, comme un polar. Je le recommande vivement. Je vous incite également à visiter le site de cet incroyable Sud-Africain qu’est L.Anthony : http://www.lawrenceanthony.co.za/

« Les derniers rhinocéros » – Lawrence Anthony avec Graham Spence – Editions Les 3 génies – 2012 – 372 p. – 19,90 €

« L’ARCHE DE BABYLONE » (LE ZOO DE BAGDAD)

Voici un livre passionnant dont je vous conseille la lecture, et pas seulement si vous aimez les animaux et les zoos :

Comme l’indique le sous-titre, c’est le récit du sauvetage du zoo de Bagdad en 2003 à l’initiative d’un Sud-Africain, Lawrence Anthony. Voici la fiche de présentation sur le site des « Editions Les 3 Génies » : 

Tous les amoureux des animaux et de l’aventure ne pourront qu’être conquis par le récit captivant et véridique du sauvetage du zoo de Bagdad, au milieu du chaos, des dangers et de l’incertitude d’une ville en guerre. Refusant que les lions, ours et autres pensionnaires du zoo de Bagdad soient les victimes des guerres humaines, Lawrence Anthony s’est engagée dans une mission qui l’amène, entre chars Abrahams et tirs de soldats irakiens, à faire travailler ensemble irakiens et américains au nom du respect et de l’amour des animaux. C’est avec bonheur que l’on découvre comment furent sauvés de la boucherie les derniers purs sangs arabes de Saddam et avec jubilation que l’on prend part à la traversée de Bagdad en guerre par des autruches, un dromadaire et des ours, sous le regard amusé de la population et des soldats. Au final, ce livre constitue un témoignage d’amour pour les animaux et d’humanité qui ne pourra que rendre profondément optimiste, quel que soit son âge.

LE LIVRE

Quand la guerre d’Irak a commencé, Lawrence Anthony, défenseur de la nature, était hanté par une pensée : quel serait le destin du zoo de Bagdad, pris entre deux feux au centre de la ville ? Il décida de s’y rendre alors même que les combats continuaient. Lorsqu’il arriva sur place, ses pires craintes se vérifièrent. La violence des combats et le pillage incontrôlé avaient causé la mort d’un grand nombre d’animaux.

Fort heureusement, il y avait des survivants. Même au plus fort de la bataille, des soldats américains avaient pris le temps de s’en occuper et quelques employés du zoo étaient revenus travailler malgré les fusillades incessantes. Ensemble et en dépit de la méfiance et des préjugés de tous bords, Américains et Irakiens s’organisèrent pour maintenir en vie les animaux qui avaient échappé aux bombes et aux pillards.

L’Arche de Babylone est la chronique d’un zoo détruit par le chaos et transformé en un parc paisible grâce aux efforts considérables d’un homme dont l’objectif était de maintenir les animaux en vie et de ramener la sécurité. Au long du livre, Lawrence Anthony raconte notamment comment il a soigné un groupe de lions ayant appartenu à Uday Hussein, le fils de Sadam, fait fermer un zoo privé servant à alimenter le marché noir et sauvé les purs-sangs arabes de l’ex-dictateur cachés dans une écurie d’Abu Ghraib.

Vivre à Bagdad fut une expérience unique qui permit à Lawrence Anthony de faire de L’Arche de Babylone une histoire chaleureuse et extraordinaire sur la façon dont des défenseurs des animaux, des soldats et des civils ont balayé leurs différences et se sont unis pour reconstruire un zoo, seul vrai signe d’humanité au milieu de la guerre.

Ce livre est très intéressant à plusieurs titres. Il évoque d’abord l’intérêt du clan de Saddam Hussein pour les animaux – en particulier les fauves et les chevaux – et les zoos, qu’ils soient privés ou public. Je ne dis pas « amour » des animaux mais « intérêt » car les bêtes n’étaient pas toujours bien traitées et le pouvoir tolérait trafics et ménageries sordides, où les animaux vivaient dans des conditions atroces, tel cet ours dont le plafond de la cage était si bas qu’il avait le haut du crâne tout écorché. Ce livre pose également la question de l’importance des priorités : est-il bien raisonnable de risquer sa vie – réellement et à de nombreuses reprises – et celle des autres pour quelques animaux alors que le pays est en guerre, que les Irakiens connaissent la famine, que l’avenir du pays est en question ? On comprend au fil des pages que c’est effectivement fou, mais que, heureusement, le sauvetage du zoo de Bagdad se termine bien et qu’il ne s’est pas fait au détriment d’autres enjeux plus importants.

Cet ouvrage nous parle aussi de la bêtise humaine, même de la méchanceté gratuite, vis-à-vis des animaux, phénomène que tous les gardiens de zoo connaissent hélas. Dès le début de la guerre, la plupart des animaux du zoo ont été tués, parfois pour nourrir les habitants de Bagdad – ce qui peut d’une certaine façon se comprendre – mais souvent par simple jeu. Dans une autre ménagerie, les gens faisaient boire régulièrement de l’alcool à l’ours brun.

Mais l’une des richesses du livre est aussi – et cela n’a plus rien à voir avec les animaux et le zoo – de décrire la vie quotidienne dans Bagdad en guerre : les pillards, qui chaque nuit volent les aménagements réalisés au zoo, les nuits où les tirs et les explosions rendent le sommeil impossible, les snipers et les balles perdues dans les rues, les marchés à la sauvette et les trafics, le rôle de l’armée américaine, des agences de presse, des « mercenaires », la peur des habitants, les règlements de compte, etc.

« L’Arche de Babylone – L’incroyable sauvetage du zoo de Bagdad« 

Lawrence Anthony avec Graham Spence -Editions Les 3 Génies – 2007 – 230 p.

Ce lvre se trouve facilement sur les sites des bouquinistes.