Cette note fait suite à celle publiée le 20 mars 2013 : « L’Art, la Beauté et l’Esthétique (1).

Dans son livre « La naissance de l’esthétique – La question des critères du beau«  (cf. note précédente), Luc Ferry explique l’évolution dans le temps de la notion de Beauté dans l’art et d’artiste. Il montre que l’un des moments forts de l’histoire de l’Esthétique est la rupture entre un art en quelque sorte extérieur à l’Homme, fait d’équilibre, d’harmonie, de représentations de divinités, scènes religieuses, mythologiques ou célèbres, de personnages illustres et un art véritablement « humain », fait par l’homme et pour l’homme, la rupture datant de la peinture hollandaise. Cette rupture a permis une double subjectivisation : celle du spectateur, qui décide de son propre chef ce qui est beau et ne l’est pas, et celle de l’artiste, qui n’est plus un artisan doué mais un génie qui fait jaillir la Beauté en la créant.

Bouquet de fleurs – J. Michel Picart (XVIIè)

Je dois dire que ces théories sont séduisantes en ce qu’elles semblent logiques, et notre esprit cartésien n’aime rien tant que ce qui est logique – il n’a d’ailleurs pas forcément tort ! Mais elles me gênent également beaucoup à plusieurs titres.

Avant d’exposer quelques arguments de fond, je voudrais revenir sur la « révolution hollandaise ». Je me suis rendu d’ailleurs compte que j’étais très ignorant de l’histoire de l’art – ce que je vais réparer au plus vite – car j’ignorais cette rupture fondamentale. A tel point qu’une visite au Musée des Beaux-arts de Lyon m’est apparue indispensable pour la vérifer. Et effectivement, à première vue, l’art antérieur à la peinture hollandaise ne s’intéresse qu’aux scènes grandioses, mythologiques, religieuses, aux personnages illustres.

Les mangeurs de ricotta – Vincenzo Campi (XVIè) – Musée de Lyon

Mais en y réfléchissant, j’ai un peu révisé mon point de vue. Il me semble que la peinture et la sculpture classiques et médiévales se sont tournées vers ces grands sujets parce que les commanditaires, les acheteurs, les mécènes, bref ceux qui avaient les moyens de protéger l’art, étaient les grands de l’époque, les institutions, l’Eglise aussi qui de plus y voyait le moyen de catéchiser et instruire par l’image. Il est donc logique que les œuvres commandées portent sur des sujets touchant de près les mécènes. C’est sans doute bien plus tard que, la population s’enrichissant, des marchands, des banquiers, des petits notables ont pu s’intéresser à l’art et donc aux sujets plus simples qu’ils connaissaient bien.

De plus, la théorie de la Révolution hollandaise me semble contredite par certaines œuvres :

– statuettes égyptiennes datant de XX siècles avant JC et représentant des scènes de la vie quotidienne (mais on me dira peut-être qu’on est alors bien loin de l’Europe occidentale et qu’elles étaient destinées aux tombes des dignitaires).

Vache vêlant – Statuette égyptienne – Musée de Lyon

Audience du maître – Statuette égyptienne – Musée de Lyon

Brassage de la bière – Statuette égyptienne – Musée de Lyon

– Statuettes gauloises et romaines représentant des animaux (qui ne sont pas pour autant des divinités), des jeux, des esclaves.

Sanglier et cheval – Musée de Lyon

Lutteurs – Musée de Lyon

– Art non pictural et non plastique : même au Moyen-âge, il existe un art populaire, qui évidemment utilise des supports moins coûteux et plus faciles que la peinture et la sculpture. Il s’agit par exemple de la musique, des danses, de l’écriture et du théâtre. Il faut penser ici aux farces du Moyen-âge, au Roman de Renart, etc.

Bref, il me semble hasardeux de faire commencer à la peinture hollandaise l’intérêt des artistes pour la vie quotidienne de l’homme.

L’Air (détail) – Jan Brueghel l’Ancien dit De Velours (XVIè) – Musée de Lyon

Mais revenons maintenant aux arguments plus philosophiques qui découlent de ces théories du Beau, de l’art et de l’artiste.

En premier lieu, elles semblent abaisser l’art « d’avant » – art classique, figuratif, etc. – pour en faire de simples prémisses du véritable art, apparu avec la peinture hollandaise, celle-ci étant d’ailleurs largement remisée dans les greniers de l’histoire puisque, enfin !, nous avons trouvé avec l’art moderne et contemporain le Graal. Je simplifie considérablement, bien sûr, mais c’est la perception que l’on peut en avoir. Et en pratique, il est incontestable, quand on regarde par exemple ce qui est exposé dans les Salons de peinture et de sculpture, que l’art classique, figuratif, même réalisé par des artistes contemporains, est regardé avec dédain par beaucoup. Je suis donc très mal à l’aise avec cette notion de chronologie, qui construit chaque étape sur les décombres de la précédente, largement démolie, et déclare périmé ce qui existait avant en matière de critère de Beauté et d’art.

Mosaïques à Kairouan (Tunisie)

En second lieu, ces théories sur l’art et la beauté n’expliquent toujours pas pourquoi il y a un consensus de tous ou presque pour trouver magnifiques un soleil couchant en Méditerranée, les couleurs de Rome en fin d’après-midi au printemps, un troupeau d’éléphant d’Afrique défilant majestueusement devant le Kilimandjaro, un tableau de Caillebote, une Ecossaise de Brahms, Le Jeune Homme de François Mauriac, etc.

Si les critères de la Beauté sont « libres », émis par chacun avec son histoire, ses convictions, son âge, sa culture, ses origines, sans aucune référence objective au Vrai et au Beau il devrait y avoir autant de Beautés que d’individus. Or, si tous ne s’accordent pas autour d’une expansion de César, d’une oeuve d’Arman, de Basquiat ou de Georges Mathieu, presque tous s’accordent en revanche sur certaines oeuvres ou spectacles naturels.

Coucher de soleil sur Fourvière (Lyon)

En troisième lieu, la « subjectivisation » du spectateur, de l’esthète, permet de mettre l’étiquette de Beauté sur tout, sans discussion possible sous peine de passer pour un être intolérant dangereusement conservateur. Autrement dit, il n’y a plus de repère : je décide qu’une boîte de conserve cabossée est de l’art et est belle : cette vérité que j’ai ainsi forgée tout seul peut d’autant moins être discutée qu’elle renvoie au domaine des convictions profondes, domaine absolument inattaquable et inviolable. On voit immédiatement les abus possibles. Et de fait ils sont légions…

Enfin – et l’on retrouve un peu l’idée précédente – la subjectivisation de l’artiste le place sur un haut piedestal, voire dans les nuées puisqu’il est un démiurge, mais le recoupement avec le point précédent – tout est art si on le veut – fait que tout individu est artiste s’il déclare créer de l’art, et ce indépendamment de la qualité de sa production.

Autrement dit, la seule référence valable, le seul critère, le juge de paix ultime pour décider si j’ai à faire à l’art et à un artiste est le jugement de l’Homme, sans aucune autre référence possible, sous peine de se révéler aliéné (autrement dit lié, donc pas libre).

Aile d’un perroquet

Finalement, ce qui me trouble beaucoup dans tout cela est que l’on retrouve dans cette philosophie de l’art et dans sa déclinaison en conception officielle de l’art, de la beauté et de l’artiste – il est d’ailleurs étonnant de constater qu’il y a une tendance officielle, ce qui contrevient en tous points à la théorie de la subjectivisation des critères de l’art et de la beauté – une volonté de faire de l’Homme un roi, un être enfin libre affranchi de toute notion supérieure de beauté et de vérité. Or, l’expérience humaine, intime et collective, montre que l’Homme sans repère se sent certainement plus important, apparemment autonome et libre, mais… fonce aveuglément dans le mur ! La tragique histoire du XXème siècle et de ses totalitarismes meurtriers l’a montré. Je pense qu’il en va de même, heureusement avec moins de conséquence funestes, dans le domaine de l’art.

Dromadaire harnaché (Bronze de I.Bonheur)

Je crois que l’Homme ne se grandit pas en s’érigeant en seul juge dans tous les domaines. Il me semble que le jugement des Classiques, qui renvoie à l’harmonie, l’équilibre, l’observation, n’est pas si stupide, ou plutôt pas si primitif que cela. Platon écrit : « La vertu [ce qui peut se comprendre comme la Force] propre du Bien est venue se réfugier dans la nature du Beau. » Il m’est bien impossible de définir la Beauté – les philosophes s’attaquent depuis toujours à cette tâche sans résultat incontestable, et je ne suis pas philosophe – mais je crois profondément que la Beauté a partie liée avec la Vérité, avec l’émerveillement et, partant, l’enthousiasme. Je ne crois pas que la seule Beauté valable soit celle produite par l’Homme et je ne crois pas non plus que l’esprit humain seul, détaché de tout repère, soit un bon juge pour décider ce qui est art et qui est artiste. Je crois que trop de dérives sont observées dans le domaine artistique pour que ce soit vrai. Et je crois même que l’artiste doit aussi (pas seulement, évidemment) être un bon artisan.

Remettre l’Homme sa place en reconnaissant que certains principes lui sont supérieurs ne le rabaisse pas. L’artiste a le pouvoir extraordinaire de susciter l’émerveillement, le rêve, la paix, le trouble, l’élévation de l’âme, et ce n’est pas rien. La Beauté qu’il crée provoque chez lui et chez le spectateur des sentiments d’une profondeur et d’une complexité considérables. Nous en reparlerons bientôt à propos du livre de Charles Pépin « Quand la Beauté nous sauve« . 

Etude d’oies – E.Lohse

Je ne comprends pas non plus cette histoire linéaire de l’art qui laisse entendre que les intuitions et conceptions du passé sont périmées, dépassées, inapplicables aujourd’hui. Ainsi, la Beauté des œuvres antiques ne serait qu’une illusion, un « préhistoire primitive », celle des œuvres médiévales également. Mais tout nous prouve le contraire : nos plus grands musées présentent des œuvres très anciennes, extrêmement classiques, et tout le monde s’extasie sur leur beauté, ce qui signifie qu’elles ne sont pas là uniquement à titre de témoins du passé, de jalons sur une route qui aurait enfin abouti à notre époque. Et même, de nos jours, bien des artistes réalisent des œuvres sensationnelles dans un style classique, figuratif, et rencontrent un très grand succès (bien qu’ils ne soient guère reconnus par le milieu artistique branché !). Lors des ventes au enchères, les œuvres antiques, classiques, anciennes, toutes figuratives, sont extrêmement recherchées. Alors, de quoi vous plaignez-vous, me rétorquera-t-on ?

Je regrette que l’art moderne et encore plus l’art contemporain aient pris une part hégémonique dans les expositions, les salons, l’enseignement de l’art et de son histoire, l’éducation, le soutien public alors que bien souvent – je ne dis pas toujours – il est construit sur le sable, n’a pas de réelles fondations, rejette comme périmées les conceptions objectives du Beau et du Vrai, valorise des artistes qui n’en sont pas et s’approche généralement plus d’une thèse intellectuelle que de l’art.

De plus, effacer tout le passé, ou plutôt le considérer comme dépassé, périmé, révolu, doit conduire logiquement à considérer que ce qui est produit de nos jours subira d’ici peu le même sort peu enviable, à moins que l’on considère que nous avons atteint aujourd’hui un sommet indépassable, ce qui serait le comble de l’orgueil. Je me demande si ce n’est pas précisément dans l’orgueil que se cache le problème…