« CHASSES EN MER » DE FLAMENT-HENNEBIQUE

Ma précédente note parlait de ce grand illustrateur qu’était Joseph Oberthür. J’ai trouvé récemment sur internet, à un prix très abordable, un charmant petit livre bien connu des chasseurs : « En suivant mon fusil« , de Robert Flament-Hennebique. Réédité en 1939 aux Editions de la Bonne Idée, cet ouvrage raconte quelques souvenirs de chasse, toujours amusants, de l’auteur, industriel parisien à la plume fort jolie.

Il est illustré par quelques-uns des plus grands noms du dessin de chasse : Malespina, de Poret, Mérite et… Oberthür.

Je ne résiste pas au plaisir de vous faire lire une partie du chapître « Chasses en mer« , qui évoquera bien des souvenirs non seulement aux chasseurs en bateau – sans doute bien rares – mais aussi et surtout aux pêcheurs et plaisanciers mal aguerris.

« Vous êtes sur le quai, en conférence avec un pêcheur narquois qui est de son propre aveu le plus fin marin du pays. Rendez-vous est pris pour le lendemain à une heure impossible : « à cause de la marée… » mais j’incline à penser que les gens de mer ne sont pas fâchés de mettre le Parisien en état de moindre résistance pour lui assurer, à défaut de gibier, le souvenir attendri d’un formidable mal de mer.

Vous voilà donc sur le quai à deux heures du matin. C’est peut-être une bonne heure pour se coucher mais c’en est assurément une bien mauvaise pour se lever. Il fait froid. Un froid humide qui vous glace l’échine. Il pleut probablement aussi et la pluie de mer méprise les imperméables citadins. Enfin, inhabitué de vous lever de si bon matin, vous n’avez rien pu avaler et votre estomac, qui flaire déjà la houle, vous prévient loyalement qu’il ne faut pas compter sur lui.

Tous les éléments d’une excellente partie de plaisir sont donc réunis..

Le résultat dépasse les espérances. Vous embarquez parmi des objets hétéroclites aux angles agressifs, glissez sur le pont gluant, trébuchez dans des gouffres ouverts sous vos pas, et parvenez enfin à vous asseoir, la cheville tordue et le ciré en lambeaux, sur une arête aiguë qui vous scie les fesses.

L’amarre est larguée. Le moteur tourne, après quelques coquetteries, en exhalant cette bonne odeur d’huile brûlée qui contribuera puissamment à la rupture d’un équilibre stomacal déjà bien compromis.

Enfin, le bateau sort des passes. Il s’ébroue joyeusement. Une grande houle plaque ses embruns sur le cuir du marin debout à l’arrière, la pipe à la bouche, les mains dans les poches et la barre entre les genoux. Bientôt va sonner l’heure du Destin, car il a des casiers ou des filets à relever. Ce sont peut-être les siens, vous n’avez rien à dire… Supportez donc en silence le bouchonnement de l’esquif immobilisé en travers de la lame dont il épouse docilement les ondulations changeantes, car la mer est mauvaise. Bien entendu.

On repart enfin. Mais le pêcheur se désintéresse de la chasse. Vous pouvez tirer ce qui passera, bien sûr, mais aucune puissance au monde ne l’empêchera de larguer son chalut ou de tirer ses lignes à maquereaux et comme, pour ce faire, il faut marcher en ligne droite, les évolutions pour ramasser le gibier, si par extraordinaire il y en a, sont absolument impossibles.

En voilà pour une dizaine d’heures, car si la marée oblige à partir tôt, elle ne permet jamais de rentrer de bonne heure. Et quand le matelot goguenard vous aura déposé par la peau du ciré sur un quai étonnamment stable et touchera sans vergogne le prix de sa forfaiture, vous aurez l’impression réconfortante d’en avoir eu pour votre argent.

Voilà la chasse en mer. »

Ah ! Cette odeur de fioul de bateau à l’aube…

UN DESSINATEUR GÉNIAL : JOSEPH OBERTHÜR

Tous les chasseurs révèrent le nom de Joseph Oberthür mais le talent de ce génial dessinateur animalier mérite d’être connu bien au-delà du monde de la chasse.

Joseph Oberthür est né à Rennes en 1872, dans une famille d’imprimeurs d’origine alsacienne installée en Bretagne  : il est le fils de François-Charles Oberthür qui fonda cette entreprise réputée bien au-delà des frontières de la Bretagne. Le tréma sur le U sera retiré en 1942 par René pour franciser le nom de la famille. Enfant, je me souviens d’avoir été en classe à Rennes avec des Oberthur. L’entreprise, qui éditait notamment ces grands posters utilisés dans les classes d’histoire, de géographie et de sciences naturelles, existe toujours mais elle a été divisée en trois activités distinctes : Ouest Impression Oberthur pour l’impression et la reliure, François-Charles Oberthur Fiduciaire pour l’activité fiduciaire (dont la conception et la fabrication des cartes à puces) et les Editions Oberthur pour l’édition de calendrier et d’agendas.

Joseph était quant à lui médecin. Passionné de chasse, il révéla rapidement de grands talents de dessinateur et raconte dans ses mémoires qu’étudiant à Paris, il était bien logé et nourri grâce aux moyens de ses parents mais manquant d’argent de poche, il vendait ses premières oeuvres dans une galerie.

Il passa son enfance à Rennes, dans le beau parc de la propriété de ses parents, située à l’époque à la campagne et aujourd’hui en plein centre de la ville. Le Parc Oberthur est de nos jours un parc public appartenant à la ville. Fin XIXème, enfant, Joseph Oberthur y menait des expéditions de chasse, et se souvient même y avoir tué une loutre !

La passion de la chasse tenait tellement ce médecin qu’il constitua une belle meute de chiens et disposait bien sûr de plusieurs chevaux. Même aux non-chasseurs, je recommande vivement la lecture du livre ci-dessous « Chasses et pêches – Souvenirs et croquis« , que l’on trouve facilement et pour quelques dizaines d’Euros sur les sites de livres d’occasion.

« Voilà quinze ans que j’ai fixé ma retraite définitive dans la vieille maison de pêcheur [à Cancale, près de Saint-Malo] que mes grands-parents ont acquise il y a juste un siècle. De la pièce où j’écris, toute la baie s’étale devant mes yeux ; la mer sillonnée par de gracieux petits côtres à la voilure blanche comme des ailes de mouette et par quelques canots à moteur ; les belles bisquines à la voilure majestueuse ont presque toutes disparu : il n’y a plus assez de poisson pour entretenir des équipages de huit à dix hommes. »

« Au temps de mes jeunes années, les baigneurs, les « hors-venus » comme on disait ici, n’envahissaient point notre coin de côte. Pas de villas, rien que des maisons de granit, basses, couvertes en chaume, bâties dans les creux pour être à l’abri du vent, mais aux façades fleuries. Dans la campagne, quelques champs de blé noir ou de choux, mais surtout de la lande toute dorée au printemps par les fleurs d’ajonc. Beaucoup de vieux arbres, ormes, chênes, séparaient les propriétés et donnaient à certaines parties du pays l’apparence d’une forêt. On ne trouvait de vraies fermes, avec des champs de blé et de tabac, que dans l’arrière pays. La population côtière ignorait celle de l’intérieur et les marins considéraient celle-ci avec un certain mépris, les cultivateurs étaient pour eux des « Bertons ». Je me souviens d’un véritable scandale que fut le mariage d’un de nos voisins, fils d’un gros patron de pêche avec la fille d’un riche fermier. »

« Lorsque [mon frère et moi] eûmes une dizaine d’années, pendant les vacances au bord de mer, nos parents ne pouvaient plus nous surveiller de près. Ils recevaient de nombreux amis, partaient constamment en excursion et, sans nous compter, l’omnibus était comble ; d’ailleurs, ces promenades, ces visites de site et de propriétés manquaient d’attrait pour nous. Au lieu de faire nos devoirs de vacances nous allions courir les grèves avec les moussaillons du voisinage ; je connaissais plusieurs vieux pêcheurs qui avaient pour moi une place dans leur canot et je rentrais souvent en retard ; mon frère, souffrant du mal de mer de façon incoercible, restait à m’attendre sur le plancher des vaches : cela ne pouvait durer et comme nos parents avaient fait un essai malheureux en nous envoyant faire nos devoirs chez une espèce de toqué, ils se mirent en campagne pour trouver [comme précepteur pour l’été] l’oiseau rare ; je dois reconnaître qu’ils réussirent au delà de toute espérance pour les deux parties. »

 « Un jeune séminariste du pays, d’une famille de marins, depuis quelques mois surveillant à notre collège, avait fait amitié avec nous ; pendant les récréations, nous parlions de notre cher Cancale, de pêche et de bateau ; il était plein d’entrain et de gaieté, d’esprit large, remarquablement érudit pour un si jeune homme. […] Les trois années de vacances que nous passâmes ensemble restent sans doute les plus belles de notre jeunesse. Une heure de travail bien employée suffisait, s’accordant toujours avec les moments creux des horaires de marées ; lorsqu’il s’agissait d’une grande journée de pêche ou de navigation on remettait devoirs et leçons au lendemain ; le programme n’en souffrait pas, car nous y mettions le maximum de bonne volonté.

En même temps, nous apprenions à appareiller un bateau, à connaître les basses et amers de la côte, à gréer nos lignes et à chercher de la bouette [des appâts]. »

Joseph Oberthür est un formidable conteur et un remarquable dessinateur. Bien entendu, ses sujets de prédilection se rapportent à la chasse dans nos régions : chevaux, chiens de meute, cerfs, sangliers, chevreuils, daims, renards, canards, etc.

Mais il a également publié des livres aux thèmes beaucoup plus originaux : les animaux préhistoriques ou la grande faune d’Afrique.

Cet artiste sait allier l’exactitude morphologique à la spontanéité des scènes qu’il dessine. Ses très  nombreuses journées de chasse en France et à l’étranger lui fournissent l’inspiration de multiples anecdotes souvent amusantes, récits d’une époque où finalement la vie rurale était proche de celle de l’Ancien Régime.

Pour être tout à fait juste, il arrive parfois que certaines de ses peintures soient un peu trop naïves, les couleurs trop vives. Je pense que ses plus belles réussites sont ses études, en couleurs ou au crayon.

Il est également amusant d’observer que ses dessins exotiques sont moins réalistes que ceux du gibier d’Europe, probablement parce qu’Oberthür s’est trop peu – ou pas du tout ? – rendu en Afrique et en Amérique alors qu’il consacrait tous ses loisirs à la chasse dans nos bois, champs et étangs français.

Joseph Oberthür finit sa vie à Cancale, entre Saint-Malo et le Mont-Saint-Michel, dans la propriété héritée de ses grands-parents, où il mourut en 1956. Enfant, il y fit de formidables parties de pêche, dont le récit fait partie des meilleures pages de ses mémoires.

On trouve régulièrement des œuvres de Joseph Oberthür en salle des ventes et elles ne sont généralement pas trop chères, en comparaison avec celles de de Penne, par exemple. En format A4, une jolie étude d’oiseaux, de chevreuils ou de canards se situera dans une fourchette de 350 à 500 Euros.

La plupart des nombreux livres de Joseph Oberthür peuvent être trouvés sans difficultés sur internet ou à la Librairie de Montbel rue de Courcelles à Paris. Certains ont été réédités il y a quelques dizaines d’années et les véritables collectionneurs de beaux livres préféreront les éditions plus anciennes. Pour 15 Euros, j’ai trouvé chez un bouquiniste il y a quelques jours le charmant « Près des oiseaux » (1939) de Jean de Witt, illustré par Oberthür.

LE CAPITALISME ARTISTE, SELON GILLES LIPOVESTKY

Le sociologue Gilles Lipovestky a publié récemment chez Gallimard un nouvel essai écrit avec Jean Sarroy : « L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste » (Coll. « Hors Série Connaissance » – 2013 – 23,50 €) 

A cette occasion, le magazine L’Express du 29 mai 2013 a publié une longue interview de G.Lipovestky.

Le sociologue y explique que nous vivons « un temps suresthétisé et qui, néanmoins, ne se traduit pas par un sentiment d’embellissement du monde« . Effectivement, on n’a jamais autant parlé d’esthétique qu’aujourd’hui, et partout dans notre vie : le design est omniprésent, du presse-citron à la voiture, on parle de « relookage » d’un appartement ou d’une maison, de la ligne d’un ordinateur ou d’un téléphone, mais à l’inverse la télévision livre des émissions vulgaires et laides, les entrées de villes sont défigurées par d’affreux panneaux de publicité.

Selon Lipovestsky, cette omniprésence de l’art correspond à un 4ème âge de l’art : après l’art pour les divinités (totems primitifs, temples, cathédrales…), l’art aristocratique des palais, des salons et des cours puis l’art pour l’art des temps modernes (celui des musées et de la « religion de l’art« ), voici l’art impulsé par le marché qui d’une part est « pour tous« , d’autre part se transforme et évolue en permanence et très rapidement. Le sociologue date le début de ce 4ème âge du milieu du XIXème siècle, avec l’avènement du capitalisme, puis des grands magasins et de la grande consommation, et nous serions « au stade terminal, hypermoderne, du capitalisme artiste« .

Cette phase « terminale » se caractérise par des mutations très accélérées (la mode dure très peu de temps, les modèles sont renouvelés en permanence) et par « l’hybridation de sphères qui, autrefois, étaient disjointes » : l’art et les grands magasins, le design et les objets utilitaires, la recherche de belles lignes et l’informatique, etc. Le but de cette introduction de l’art dans notre univers quotidien, de notre cuisine à notre garage, est évidemment de mieux vendre, en jouant sur la corde sensible du consommateur : l’émotion et non plus simplement la recherche de l’efficacité.

L’artiste ne trouve aujourd’hui réquisitionné par de grandes marques, des agences de publicité, des maisons de mode, et devient autant entrepreneur qu’artiste. Même si les peintres, musiciens, sculpteurs d’autrefois n’oubliait pas leur intérêt, le but de grand nombre d’artistes d’aujourd’hui est surtout d’être connu et de faire plus ou moins fortune, et non plus d’inscrire une belle et grande oeuvre dans l’histoire.

Le sociologue détaille aussi de quelle façon notre époque propose un immense accès aux oeuvres d’art, comme cela a rarement, voire jamais, été le cas par le passé : grâce à l’informatique, au cinéma, à la radio, aux musées, à la diffusion des livres, aux facilités de transport, tout le monde ou presque peut, dans des conditions remarquables, contempler les tableaux les plus remarquables, écouter les plus grandes oeuvres des compositeurs, visiter les musées et les monuments du monde entier. Mais Gilles Lipovetsky ne considère finalement pas que c’est forcément un progrès : d’une part, le « capitalisme artiste » produit un grand nombre d’oeuvres de très médiocre qualité, d’autre part « le visiteur contemporain qui reste dix secondes devant une toile de Titien, qu’en tire-t-il ? Que comprend-il à ce qui fait la substance même de la beauté ? »

En fin d’interview, dans laquelle à mon avis on assimile un peu vite art et design, le sociologue donne un conseil : selon lui, il faut « investir la dimension esthétique créative« , miser sur la qualité, gage de succès économique majeur pour l’Europe.

Mais les derniers mots de l’auteur forment un constat assez amère mais réaliste : « Le capitalisme artiste globalisé et l’individualisation de notre rapport au monde s’accompagnent du sentiment de passer à côté de la « belle » vie. La société suresthétisée ne conduit pas à une humanité toujours plus heureuse.« 

Voici une excellente transition vers une prochaine note relative au livre de Charles Pépin : « Quand la Beauté nous sauve » !

« LES ÉLÉPHANTS » – LECONTE DE LISLE

Les éléphants

Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L’horizon aux vapeurs de cuivre où l’homme habite.

Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus
Dorment au fond de l’antre éloigné de cent lieues;
Et la girafe boit dans les fontaines bleues,
Là-bas, sous les dattiers des panthères connus.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L’air épais ou circule un immense soleil.
Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos où l’écaille étincelle.

Tel l’espace enflammé brûlé sous les cieux clairs,
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal à travers les déserts.

D’un point de l’horizon, comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussière, et l’on voit,
Pour ne point dévier du chemin le plus droit,
Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes.

Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine;
Sa tête est comme un roc et l’arc de son échine
Se voûte puissamment à ses moindres efforts.

Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux
Et, creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.

L’oreille en éventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l’œil clos. Leur ventre bat et fume,
Et leur sueur dans l’air embrasé monte en brume,
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.

Mais qu’importent la soif et la mouche vorace,
Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé?
Ils rêvent en marchant du pays délaissé,
Des forêts de figuiers où s’abrita leur race.

Ils reverront le fleuve échappé des grands monts,
Où nage en mugissant l’hippopotame énorme,
Où, blanchis par la lune et projetant leur forme,
Ils descendaient pour boire en écrasant les joncs.

Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimité;
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l’horizon s’effacent.

 Charles Marie René Leconte De Lisle – Poèmes barbares – 1862

L’ART, LA BEAUTÉ ET L’ESTHÉTIQUE (6)

Suite de la Lettre aux artistes (extraits), de Jean-Paul II (cf. note précédente)

Dans l’esprit du Concile Vatican II

Les Pères conciliaires ont, à la clôture des travaux, salué les artistes en leur lançant un appel en ces termes : «Ce monde dans lequel nous vivons a besoin de beauté pour ne pas sombrer dans la désespérance. La beauté, comme la vérité, c’est ce qui met la joie au cœur des hommes, c’est ce fruit précieux qui résiste à l’usure du temps, qui unit les générations et les fait communiquer dans l’admiration. C’est précisément dans cet esprit de profonde estime pour la beauté que la constitution Sacrosanctum Concilium sur la liturgie avait rappelé la longue amitié de l’Église pour l’art. Et, en parlant plus spécifiquement de l’art sacré, «sommet» de l’art religieux, ce document n’avait pas hésité à considérer comme un «noble ministère» le travail des artistes quand leurs œuvres sont capables de refléter, en quelque sorte, l’infinie beauté de Dieu et d’orienter l’esprit de tous vers Lui.

L’Église a besoin de l’art

Pour transmettre le message que le Christ lui a confié, l’Église a besoin de l’art. Elle doit en effet rendre perceptible et même, autant que possible, fascinant le monde de l’esprit, de l’invisible, de Dieu. Elle doit donc traduire en formules significatives ce qui, en soi, est ineffable. Or, l’art a une capacité qui lui est tout à fait propre de saisir l’un ou l’autre aspect du message et de le traduire en couleurs, en formes ou en sons qui renforcent l’intuition de celui qui regarde ou qui écoute. Et cela, sans priver le message lui-même de sa valeur transcendantale ni de son auréole de mystère.

L’art a-t-il besoin de l’Église ?

Ainsi donc, l’Église a besoin de l’art. Mais peut-on dire que l’art a besoin de l’Église ? La question peut paraître provocante. En réalité, si on l’entend dans son juste sens, elle est légitime et profonde. L’artiste est toujours à la recherche du sens profond des choses, son ardent désir est de parvenir à exprimer le monde de l’ineffable. Comment ne pas voir alors quelle grande source d’inspiration peut être pour lui cette sorte de patrie de l’âme qu’est la religion ? N’est ce pas dans le cadre religieux que se posent les questions personnelles les plus importantes et que se cherchent les réponses existentielles définitives ?

Projet de monument à Victor Hugo – Louis-Ernest Barrias (XIXè)

De fait, le religieux est l’un des sujets les plus traités par les artistes de toutes les époques. L’Église a toujours fait appel à leur capacité créatrice pour interpréter le message évangélique et son application concrète dans la vie de la communauté chrétienne. Cette collaboration a été source d’enrichissement spirituel réciproque. En définitive, elle en a retiré comme profit la compréhension de l’homme, de son image authentique, de sa vérité. Cela fait apparaître aussi le lien particulier qui existe entre l’art et la révélation chrétienne. Ce qui ne veut pas dire que le génie humain n’a pas trouvé également des inspirations stimulantes dans d’autres contextes religieux. Il suffit de rappeler l’art antique, spécialement grec et romain; et celui encore florissant des plus anciennes civilisations de l’Orient. Cependant, il reste vrai que le christianisme, en vertu du dogme central de l’incarnation du Verbe de Dieu, offre à l’artiste un univers particulièrement riche de motifs d’inspiration. Quel appauvrissement serait pour l’art l’abandon de la source inépuisable de l’Évangile !

Appel aux artistes

Par cette lettre, je m’adresse à vous, artistes du monde entier, pour vous confirmer mon estime et pour contribuer à développer à nouveau une coopération plus profitable entre l’art et l’Église. Je vous invite à redécouvrir la profondeur de la dimension spirituelle et religieuse qui en tout temps a caractérisé l’art dans ses plus nobles expressions. C’est dans cette perspective que je fais appel à vous, artistes de la parole écrite et orale, du théâtre et de la musique, des arts plastiques et des technologies de communication les plus modernes. Je fais spécialement appel à vous, artistes chrétiens : à chacun, je voudrais rappeler que l’alliance établie depuis toujours entre l’Évangile et l’art implique, au-delà des nécessités fonctionnelles, l’invitation à pénétrer avec une intuition créatrice dans le mystère du Dieu incarné, et en même temps dans le mystère de l’homme.

Aucun être humain, en un sens, ne se connaît lui-même. Non seulement Jésus Christ révèle Dieu, mais il «manifeste pleinement l’homme à lui- même». Dans le Christ, Dieu s’est réconcilié le monde. Tous les croyants sont appelés à rendre ce témoignage; mais il vous appartient, à vous hommes et femmes qui avez consacré votre vie à l’art, de dire avec la richesse de votre génie que, dans le Christ, le monde est racheté : l’homme est racheté, le corps humain est racheté, la création entière est rachetée, elle dont saint Paul a écrit qu’elle «attend avec impatience la révélation des fils de Dieu» (Rm 8, 19). Elle attend la révélation des fils de Dieu même à travers l’art et dans l’art. Telle est votre tâche. Au contact des œuvres d’art, l’humanité de tous les temps – celle d’aujourd’hui également – attend d’être éclairée sur son chemin et sur son destin. 

La traite – Albert Brenet (XXè)

Esprit créateur et inspiration artistique

L’Esprit Saint, «le Souffle» (ruah), est Celui auquel fait déjà allusion le Livre de la Genèse : «La terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme et le souffle de Dieu agitait la surface des eaux» (Gn 1, 2). Et il existe une telle affinité entre les mots «souffle  expiration» et «inspiration» ! L’Esprit est le mystérieux artiste de l’univers. Dans la perspective du troisième millénaire, je voudrais souhaiter à tous les artistes de pouvoir recevoir en abondance le don des inspirations créatrices dans lesquelles s’enracine toute œuvre d’art authentique.

Chers artistes, vous le savez bien, nombreuses sont les stimulations, intérieures et extérieures, qui peuvent inspirer votre talent. Cependant, toute inspiration authentique renferme en elle-même quelque frémissement de ce «souffle» dont l’Esprit créateur remplissait dès les origines l’œuvre de la création. En présidant aux mystérieuses lois qui régissent l’univers, le souffle divin de l’Esprit créateur vient à la rencontre du génie de l’homme et stimule sa capacité créatrice. Il le rejoint par une sorte d’illumination intérieure, qui unit l’orientation vers le bien et vers le beau, et qui réveille en lui les énergies de l’esprit et du cœur, le rendant apte à concevoir l’idée et à la mettre en forme dans une œuvre d’art. On parle alors à juste titre, même si c’est de manière analogique, de «moments de grâce», car l’être humain a la possibilité de faire une certaine expérience de l’Absolu qui le transcende.

La «Beauté» qui sauve

Au seuil du troisième millénaire, je vous souhaite à tous, chers artistes, d’être touchés par ces inspirations créatrices avec une intensité particulière. Puisse la beauté que vous transmettrez aux générations de demain être telle qu’elle suscite en elles l’émerveillement ! Devant le caractère sacré de la vie et de l’être humain, devant les merveilles de l’univers, l’unique attitude adéquate est celle de l’émerveillement. De cet émerveillement pourra surgir l’enthousiasme. Les hommes d’aujourd’hui et de demain ont besoin de cet enthousiasme pour affronter et dépasser les défis cruciaux qui pointent à l’horizon. Grâce à lui, l’humanité, après chaque défaillance, pourra encore se relever et reprendre son chemin. C’est en ce sens que l’on a dit avec une intuition profonde que « la beauté sauvera le monde ».

Mosaïques romaines – Tunisie

La beauté est la clé du mystère et elle renvoie à la transcendance. Elle est une invitation à savourer la vie et à rêver de l’avenir. C’est pourquoi la beauté des choses créées ne peut satisfaire, et elle suscite cette secrète nostalgie de Dieu qu’un amoureux du beau comme saint Augustin a su interpréter par des mots sans pareil : « Bien tard, je t’ai aimée, ô Beauté si ancienne et si neuve, bien tard, je t’ai aimée ! »

Puissent vos multiples chemins, artistes du monde, vous conduire tous à l’Océan infini de beauté où l’émerveillement devient admiration, ivresse, joie indicible ! Puissiez-vous être orientés et inspirés par le mystère du Christ ressuscité, que l’Église contemple joyeusement ces jours-ci !

Et que la Vierge Sainte, la «toute belle», vous accompagne, elle que d’innombrables artistes ont représentée et que le célèbre Dante contemple dans les splendeurs du Paradis comme «beauté, qui réjouissait les yeux de tous les autres saints !

«Du chaos surgit le monde de l’esprit». Partant des mots qu’Adam Mickiewicz écrivait dans une période particulièrement tourmentée pour la patrie polonaise, je formule un souhait pour vous : que votre art contribue à l’affermissement d’une beauté authentique qui, comme un reflet de l’Esprit de Dieu, transfigure la matière, ouvrant les esprits au sens de l’éternité !

Avec mes vœux les plus cordiaux !

L’ART, LA BEAUTÉ ET L’ESTHÉTIQUE (5)

Pour continuer notre promenade dans le jardin de la philosophie de l’art, de l’esthétique, voici un document qui, à ma grande surprise, se révèle incontournable. il s’agit de la « Lettre aux artistes » écrite par le pape Jean-Paul II en avril 1999.

Je suis surpris non pas que ce pape ait écrit sur l’art, car on sait qu’il y était sensible, qu’il avait fait du théâtre dans sa jeunesse, qu’il avait même écrit une pièce, la Boutique de l’orfèvre, et qu’il citait volontiers les poètes et écrivains polonais et du reste du monde, mais parce que ce texte que l’on pourrait a priori penser réservé aux seuls catholiques, ou au moins aux artistes de sensibilité chrétienne, a rayonné bien au-delà de ce cercle. Si par exemple on tape dans Yahoo « Beauté artistes », on trouve un renvoi vers ce texte dès la première page de réponses, ce qui m’a d’ailleurs permis de découvrir que Benoît XVI avait lui aussi écrit sur l’art et les artistes (nous en reparlerons plus tard). Le rayonnement de la lettre de Jean-Paul II se vérifie également par les nombreux renvois qui y sont faits dans les textes relatifs à l’art et aux artistes, qu’ils soient écrits par des philosophes athées ou croyants.

Ce document est évidemment destiné en priorité aux artistes chrétiens, ce qui est logique, mais même s’il n’a pas la foi, s’il n’adhère pas à cette pensée et se sent très éloigné de l’Eglise, tout artiste peut y puiser un certain nombres de vérités et passer rapidement sur les paragraphes qui ne le concernent pas.

Fresque de la cathédrale de Lyon (XIIè)

Une première lecture rapide de cette Lettre aux artistes, il y a quelques années, ne m’avait pas enthousiasmé car je trouvais qu’on y parlait surtout d’art religieux. Mais j’ai repris ce texte récemment et et je l’ai lu avec plus d’attention. Cette fois, j’ai été ébloui par la profondeur et la sensibilité du texte. Le plus frappant est sans doute la parfaite compréhension par l’auteur des sentiments qui animent l’artiste.

Je vous livre donc ici cette lettre, en plusieurs notes successives car elle est très longue. Il s’agit en réalité de très larges extraits : sans en dénaturer le sens et la logique, j’ai enlevé quelques passages relatifs notamment à l’histoire de l’art religieux puisque nous nous intéressons ici essentiellement à la Beauté. J’ai mis certaines parties en rouge car elles me semblent particulièrement belles et pertinentes.

Vous pouvez retrouver l’intégralité de cette lettre en suivant ce lien : http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/letters/documents/hf_jp-ii_let_23041999_artists_fr.html

La Cène – Philippe de Champaigne (XVIIè)

Du Vatican, le 4 avril 1999, en la Résurrection du Seigneur.

LETTRE DU PAPE
JEAN-PAUL II
AUX ARTISTES

(EXTRAITS)

À tous ceux qui, avec un dévouement passionné,
cherchent de nouvelles «épiphanies» de la beauté pour en faire don au monde
dans la création artistique.

«Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon» (Gn 1, 31).

L’artiste, image de Dieu Créateur

Personne mieux que vous artistes, géniaux constructeurs de beauté, ne peut avoir l’intuition de quelque chose du pathos avec lequel Dieu, à l’aube de la création, a regardé l’œuvre de ses mains. Un nombre infini de fois, une vibration de ce sentiment s’est réfléchie dans les regards avec lesquels, comme les artistes de tous les temps, fascinés et pleins d’admiration devant le pouvoir mystérieux des sons et des paroles, des couleurs et des formes, vous avez contemplé l’œuvre de votre inspiration, y percevant comme l’écho du mystère de la création, auquel Dieu, seul créateur de toutes choses, a voulu en quelque sorte vous associer.

Quelle est la différence entre «créateur» et «artisan» ? Celui qui crée donne l’être même, il tire quelque chose de rien – ex nihilo sui et subiecti, dit- on en latin -, et cela, au sens strict, est une façon de procéder propre au seul Tout-Puissant. À l’inverse, l’artisan utilise quelque chose qui existe déjà et il lui donne forme et signification. Cette façon d’agir est propre à l’homme en tant qu’image de Dieu. Après avoir dit, en effet, que Dieu créa l’homme et la femme «à son image» (cf. Gn 1, 27), la Bible ajoute qu’il leur confia la charge de dominer la terre (cf. Gn 1, 28). Ce fut le dernier jour de la création (cf. Gn 1, 28-31). Les jours précédents, scandant presque le rythme de l’évolution cosmique, le Seigneur avait créé l’univers. À la fin, il créa l’homme, résultat le plus noble de son projet, auquel il soumit le monde visible, comme un immense champ où il pourra exprimer sa capacité inventive.

Dieu a donc appelé l’homme à l’existence en lui transmettant la tâche d’être artisan. Dans la «création artistique», l’homme se révèle plus que jamais «image de Dieu», et il réalise cette tâche avant tout en modelant la merveilleuse «matière» de son humanité, et aussi en exerçant une domination créatrice sur l’univers qui l’entoure. L’Artiste divin, avec une complaisance affectueuse, transmet une étincelle de sa sagesse transcendante à l’artiste humain, l’appelant à partager sa puissance créatrice. Il s’agit évidemment d’une participation qui laisse intacte la distance infinie entre le Créateur et la créature, comme le soulignait le Cardinal Nicolas de Cues : «L’art de créer qu’atteindra une âme bienheureuse n’est point cet art par essence qui est Dieu, mais bien de cet art une communication et une participation.

C’est pourquoi plus l’artiste est conscient du «don» qu’il possède, plus il est incité à se regarder lui-même, ainsi que tout le créé, avec des yeux capables de contempler et de remercier, en élevant vers Dieu son hymne de louange. C’est seulement ainsi qu’il peut se comprendre lui-même en profondeur, et comprendre sa vocation et sa mission.

Fresque de la cathédrale de Lyon (XIIè)

La vocation spéciale de l’artiste

Tous ne sont pas appelés à être artistes au sens spécifique du terme. Toutefois, selon l’expression de la Genèse, la tâche d’être artisan de sa propre vie est confiée à tout homme : en un certain sens, il doit en faire une œuvre d’art, un chef-d’œuvre.

Il est important de saisir la distinction, mais aussi le lien, entre ces deux versants de l’activité humaine. La distinction est évidente. Une chose, en effet, est la disposition grâce à laquelle l’être humain est l’auteur de ses propres actes et est responsable de leur valeur morale; autre chose est la disposition par laquelle il est artiste, c’est-à-dire qu’il sait agir selon les exigences de l’art, en accueillant avec fidélité ses principes spécifiques. C’est pourquoi l’artiste est capable de produire des objets, mais cela, en soi, ne dit encore rien de ses dispositions morales. Ici, en effet, il ne s’agit pas de se modeler soi-même, de former sa propre personnalité, mais seulement de faire fructifier ses capacités créatives, donnant une forme esthétique aux idées conçues par la pensée.

Mais si la distinction est fondamentale, la relation entre ces deux dispositions, morale et artistique, n’est pas moins importante. Elles se conditionnent profondément l’une l’autre. En modelant une œuvre, l’artiste s’exprime de fait lui-même à tel point que sa production constitue un reflet particulier de son être, de ce qu‘il est et du comment il est. On en trouve d’innombrables confirmations dans l’histoire de l’humanité. En effet, quand l’artiste façonne un chef-d’œuvre, non seulement il donne vie à son œuvre, mais à travers elle, en un certain sens, il dévoile aussi sa propre personnalité. Dans l’art, il trouve une dimension nouvelle et un extraordinaire moyen d’expression pour sa croissance spirituelle. À travers les œuvres qu’il réalise, l’artiste parle et communique avec les autres. L’histoire de l’art n’est donc pas seulement une histoire des œuvres, elle est aussi une histoire des hommes. Les œuvres d’art parlent de leurs auteurs, elles introduisent à la connaissance du plus profond de leur être et elles révèlent la contribution originale qu’ils ont apportée à l’histoire de la culture.

Une scène de déluge – Joseph Désiré Court (XIXè)

La vocation artistique au service de la beauté

Le thème de la beauté est particulièrement approprié pour un discours sur l’art. Il a déjà affleuré quand j’ai souligné le regard satisfait de Dieu devant la création. En remarquant que ce qu’il avait créé était bon, Dieu vit aussi que c’était beau. Le rapport entre bon et beau suscite des réflexions stimulantes. La beauté est en un certain sens l’expression visible du bien, de même que le bien est la condition métaphysique du beau. Les Grecs l’avaient bien compris, eux qui, en fusionnant ensemble les deux concepts, forgèrent une locution qui les comprend toutes les deux : «kalokagathía», c’est-à-dire «beauté-bonté». Platon écrit à ce sujet : «La vertu propre du Bien est venue se réfugier dans la nature du Beau. »

Celui qui perçoit en lui-même cette sorte d’étincelle divine qu’est la vocation artistique – de poète, d’écrivain, de peintre, de sculpteur, d’architecte, de musicien, d’acteur… – perçoit en même temps le devoir de ne pas gaspiller ce talent, mais de le développer pour le mettre au service du prochain et de toute l’humanité.

L’artiste et le bien commun

La société, en effet, a besoin d’artistes, comme elle a besoin de scientifiques, de techniciens, d’ouvriers, de personnes de toutes professions, de témoins de la foi, de maîtres, de pères et de mères, qui garantissent la croissance de la personne et le développement de la communauté à travers cette très haute forme de l’art qu’est «l’art de l’éducation». Dans le vaste panorama culturel de chaque nation, les artistes ont leur place spécifique. Lorsque précisément, dans la réalisation d’œuvres vraiment valables et belles, ils obéissent à leur inspiration, non seulement ils enrichissent le patrimoine culturel de chaque nation et de l’humanité entière, mais ils rendent aussi un service social qualifié au profit du bien commun.

Tout en déterminant le cadre de son service, la vocation différente de chaque artiste fait apparaître les devoirs qu’il doit assumer, le dur travail auquel il doit se soumettre, la responsabilité qu’il doit affronter. Un artiste conscient de tout cela sait aussi qu’il doit travailler sans se laisser dominer par la recherche d’une vaine gloire ou par la frénésie d’une popularité facile, et encore moins par le calcul d’un possible profit personnel. Il y a donc une éthique, et même une «spiritualité», du service artistique, qui, à sa manière, contribue à la vie et à la renaissance d’un peuple.

Un roi mage – Cathédrale de Lyon (XIIè)

Entre l’Évangile et l’art, une alliance féconde

En effet, chaque intuition artistique authentique va au-delà de ce que perçoivent les sens et, en pénétrant la réalité, elle s’efforce d’en interpréter le mystère caché. Elle jaillit du plus profond de l’âme humaine, là où l’aspiration à donner un sens à sa vie s’accompagne de la perception fugace de la beauté et de la mystérieuse unité des choses. C’est une expérience partagée par tous les artistes que celle de l’écart irrémédiable qui existe entre l’œuvre de leurs mains, quelque réussie qu’elle soit, et la perfection fulgurante de la beauté perçue dans la ferveur du moment créateur : ce qu’ils réussissent à exprimer dans ce qu’ils peignent, ce qu’ils sculptent, ce qu’ils créent, n’est qu’une lueur de la splendeur qui leur a traversé l’esprit pendant quelques instants.

Le croyant ne s’en étonne pas : il sait que s’est ouvert devant lui pour un instant cet abîme de lumière qui a en Dieu sa source originaire. Faut-il s’étonner si l’esprit en reste comme écrasé au point de ne savoir s’exprimer que par des balbutiements ? Nul n’est plus prêt que le véritable artiste à reconnaître ses limites et à faire siennes les paroles de l’Apôtre Paul, selon lequel Dieu «n’habite pas dans des temples faits de mains d’homme», de même que «nous ne devons pas penser que la divinité soit semblable à de l’or, de l’argent ou de la pierre, travaillés par l’art et le génie de l’homme» (Ac 17, 24. 29).

Les premières funérailles – Louis-Ernest Barrias (XIXè)

Vers un renouveau du dialogue

Il est vrai cependant que, dans la période des temps modernes, parallèlement à cet humanisme chrétien qui a continué à être porteur d’expressions culturelles et artistiques de valeur, s’est progressivement développée une forme d’humanisme caractérisée par l’absence de Dieu et souvent par une opposition à Lui. Ce climat a entraîné parfois une certaine séparation entre le monde de l’art et celui de la foi, tout au moins en ce sens que de nombreux artistes n’ont plus eu le même intérêt pour les thèmes religieux.

Vous savez toutefois que l’Église n’a jamais cessé de nourrir une grande estime pour l’art en tant que tel. En effet, même au-delà de ses expressions les plus typiquement religieuses, l’art, quand il est authentique, a une profonde affinité avec le monde de la foi, à tel point que, même lorsque la culture s’éloigne considérablement de l’Église, il continue à constituer une sorte de pont jeté vers l’expérience religieuse. Parce qu’il est recherche de la beauté, fruit d’une imagination qui va au-delà du quotidien, l’art est, par nature, une sorte d’appel au Mystère. Même lorsqu’il scrute les plus obscures profondeurs de l’âme ou les plus bouleversants aspects du mal, l’artiste se fait en quelque sorte la voix de l’attente universelle d’une rédemption.

On comprend donc pourquoi l’Église tient particulièrement au dialogue avec l’art et pourquoi elle désire que s’accomplisse, à notre époque, une nouvelle alliance avec les artistes, comme le souhaitait mon vénéré prédécesseur Paul VI dans le vibrant discours qu’il adressait aux artistes lors de la rencontre spéciale du 7 mai 1964 dans la Chapelle Sixtine. L’Église souhaite qu’une telle collaboration suscite une nouvelle «épiphanie» de la beauté en notre temps et apporte des réponses appropriées aux exigences de la communauté chrétienne.

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