Suite de la note n°3 sur l’art, la beauté et l’esthétique. Pour rendre la note plus agréable, je l’agrémente de photos d’oeuvres d’art mais elles n’ont pas forcément un rapport direct avec le texte.

Dans la note 3, avec l’exposition « La pesanteur et la grâce« , j’ai situé le cadre d’une polémique entre la philosophe Chantal Delsol et Jérôme Alexandre, co-directeur du département « La parole de l’art » au collège des Bernadins. Pour comprendre ce qui suit, il faut avoir lu cette note n°3 ci-dessous.

Jérôme Alexandre a publié en janvier 2010 « L’art contemporain, un vis-à-vis essentiel pour la foi » (Editions Parole et Silence – 146 p.). A cette occasion, il a été reçu par la librairie La Procure et l’on peut voir cet interview en suivant ce lien : http://www.dailymotion.com/video/xbzqw1_jerome-alexandre-l-art-contemporain_creation#.UVFWgRxWySo

En réaction au livre de J.Alexandre et à l’exposition « La pesanteur et la grâce » (cf. ma note précédente), la philosophe Chantal Delsol a publié une critique dans La Revue Théologique des Bernardins.

Que dit-elle ?

Elle s’étonne visiblement de l’exposition, où cinq artistes présentent des matériaux bruts – le spectateur, ou plutôt « le regardeur » comme disent ces artistes (!) risquent de n’y voir que quelques carrés de moquette de couleur – et annoncent qu’ils ont « abandonné leur savoir-faire pour laisser le rôle aux matériaux« . L’histoire ne dit pas si « l’abandon de leur savoir-faire » a été rapide ou non…

Elle donne ensuite à sa critique un tour assez amusant car avec ironie elle pousse au bout la logique de cet art contemporain et son rapport avec la foi :

« L’art contemporain ne cherche pas à représenter le monde, et c’est là son caractère résolument nouveau. Il cherche à exprimer la vérité du monde et de la vie tragique des humains que nous sommes« . On comprend bien l’absurdité de cette prétendue nouveauté : n’est-ce pas l’un des principaux buts de l’art depuis que l’homme préhistorique peint sur les murs des cavernes ses chasses à l’ours, à l’élan, au bison ? Un petit tour dans n’importe quel musée ne montre-t-il pas que les cimaises, les socles des sculptures sont couverts d’œuvres de toutes époques cherchant à exprimer « la vie tragique des humains » ?

Chien Danois couché – Bronze de Gardet

Mais la différence avec les merveilles de nos musées, c’est que l’art contemporain « ne s’attache plus à l’esthétique ni ne quête particulièrement la beauté. Il veut le vrai, et le vrai c’est la réalité, même la plus simple, la plus quotidienne« .

Il me semble que c’est ainsi qu’on en arrive à des œuvres comme celles vues dans la collection Pinault et consistant en un alignement d’une cinquantaine de pelles de chantier, ou encore à cette « sculpture » de Robert Filliou en 1968 représentant un seau en plastique, une serpillière et un balai sur lequel est accroché une petite pancarte en carton portant ces mots « La Joconde est dans les escaliers« . C’est une oeuvre visiblement majeure et qui marquera l’histoire de l’art puisqu’elle a été acquise par le musée d’art moderne de St-Etienne… Ce balai fait partie du mouvement Fluxus qui souhaitait notamment « purger le monde des formes de vie bourgeoise« . Ce n’est même pas insulter Fluxus que de dire que c’est absurde puisque l’un de ses membres, Robert Watts, explique que « l’essentiel avec Fluxus, c’est que personne ne sait ce que c’est« . Pour boucler la boucle, un grand tableau de Ben, bien connu et membre de Fluxus, sera bientôt mis en vente aux enchères à Paris. Sur un fond noir, ces seuls mots « J’aime l’argent« . Estimation : 6000 à 8000 Euros…

Pour ma part, dans la volonté de « purger le monde des formes de vie bourgeoise« , je vois à la fois une dangereuse complicité morale avec les mouvements gauchistes qui ont marqué le XXème siècle de leurs dramatiques « purges« , pour reprendre les mots de l’artiste, mais aussi  une formidable plaisanterie, une vaste rigolade du style « plus c’est gros, plus ça marche« . Et ces artistes ont au moins vu juste puisque le Musée d’art moderne de St Etienne a consacré une exposition en janvier 2013 au mouvement Fluxus, avec ce titre volontairement provocateur « Fiat flux ».

Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas jeter aux orties tout ce qui a été produit au XXème siècle ou tout ce qui n’est pas figuratif, pas plus qu’il ne faut rejeter en bloc les créations musicales, théâtrales, littéraires d’aujourd’hui, mais il faut quand même débusquer les passagers clandestins du grand vaisseau de l’art, qui prennent les habits d’artiste comme le geai de la fable s’accapare les plumes du paon, et croient ainsi bénéficier par contagion, assimilation excessive, de la reconnaissance due aux grands artistes. Un grand avocat spécialiste du monde des arts et des artistes, rencontré la semaine dernière, dénonçait à juste titre ce suprême détournement qui consiste à présenter une horreur en l’appelant « Hommage à X ou Y« , X ou Y étant bien entendu de vrais et grands artistes. Il y a des hommages qui sont des agressions…

La chasse aux tigres, aux lions et aux léopards – Rubens (XVIIè)

Mais revenons à la critique de Chantal Delsol. Elle explique fort bien que pour l’art contemporain, tout est art et la seule façon de repérer l’artiste est le fait qu’il se dise artiste. Et plus l’artiste s’efface devant la matérialité de la chose, plus il est artiste. Un crayon posé sur la table « témoin de la présence de l’homme au monde et de sa condition existentielle » est une oeuvre d’art. Il faut offrir « la réalité dans sa nudité« .

Avec un air malicieux, Chantal Delsol conclut ainsi son article, dont je n’ai repris ici que quelques phrases : « Le lecteur se sent peut-être dépaysé ? C’est qu’il n’a pas renoncé à ses a priori. L’art ancien était une médiation, dont nous n’avons plus besoin – « la beauté sauvera le monde » et autres sornettes. L’art contemporain nous permet désormais de nous approcher directement de la Vérité« .

On voit donc que l’on est très, très loin de cette alliance de la Beauté et de la Vérité évoquée dans mes précédentes notes, et l’orgueil insensé de cet art à enfin rechercher la Vérité hors de toute référence.

Nativite – G. de La Tour (XVIIè)

Il me semble que la grande force de l’art contemporain consiste surtout dans les audaces verbales, le discours qui l’entoure et qui parvient à faire prendre des vessies pour des lanternes. Malheureusement, ce discours omniprésent dans les médias parvient aussi, au bout du compte, à brouiller les esprits, à faire douter les plus influençables de leur bon sens, de leur sensibilité. Je pense même que s’y joue une entreprise de déconstruction du sens de la vraie Beauté, du même registre par exemple que la diffusion pendant de longues années en France de la culture marxiste via les médias, le monde intellectuel, l’enseignement scolaire de l’histoire. Il aura fallu combien de temps et de victimes pour que le vrai visage du marxisme apparaisse et que les maoïstes, communistes, soutiens des « révolutions populaires » ouvrent les yeux et fassent paraître, comme récemment le Nouvel Observateur, des dossiers spéciaux « Le vrai visage de Mao », ses massacres, sa folie… Dommage qu’ils n’aient pas abandonné leurs illusions plus tôt.

En réponse à la critique de Chantal Delsol, Jérôme Alexandre a pris la plume en mai 2011.

« J’ai souvent constaté que les opposants résolus à l’art contemporain en réalité n’aiment pas l’art en général, et de fait, ne connaissent pas plus l’art contemporain qu’ils ne connaissent et ne comprennent l’art plus ancien« . Est donc repris ici d’une part la vieille technique des totalitarismes, à savoir la disqualification a priori de l’auteur des critiques plutôt que l’argumentation sur le fond, d’autre part l’affirmation d’un lien indissoluble entre art contemporain et art ancien, dont le but est évidemment la légitimation du premier par le second.

Le refus de la contradiction est même assénée avec une violence assez surprenante par ces mots : « Il est en effet plus surprenant encore que la revue d’une institution dont je suis l’un des auteurs, et qui est déterminée depuis l’origine à considérer positivement la création artistique contemporaine, accueille dans ses pages une critique ouvertement négative de mes positions. » Comme appel à la censure, on ne fait guère mieux ! Pour mémoire, rappelons que la critique de Chantal Delsol est parue dans La Revue Théologique des Bernardins.

Pont Alexandre III – Paris

J.Alexandre essaie de répondre à la philosophe en expliquant qu’il faut du temps (« un long apprivoisement expérimental« ) pour comprendre l’art contemporain, complexe, divers. Car il faut faire comprendre au spectateur – au « regardant » (!) – « qu’une provocation, en art, peut avoir parfois une haute valeur« .  Je me demande si une bonne part du problème ne réside pas dans le « parfois« …

Je suis très frappé par un autre argument de J.Alexandre : il explique que trop souvent l’art contemporain est vu, à tort, comme « une fiction parallèle, orchestrée par un petit monde sans rapport avec le vrai monde, contre lequel il est par conséquent possible et nécessaire de lutter, comme on a pu lutter contre l’idéologie marxiste« . Or, lorsque j’écrivais le paragraphe un peu plus haut sur la diffusion sournoise d’une « culture » faisant perdre le sens du Beau, à l’image de la diffusion des idées marxistes, je n’avais pas encore lu ces lignes de J.Alexandre ! Mais la grande habileté de l’auteur est de retourner l’argument : vouloir lutter contre l’art contemporain est en fait idéologique et « mortifère » (rien que cela !).

Vous aurez compris je pense que les arguments ici développés ne m’ont pas convaincu et j’ai toujours du mal à comprendre ce que « La Joconde est dans les escaliers » fait dans un musée. Je ne nie pas le droit d’émettre des idées, des théories, des discours, mais selon moi cela relève justement du discours et des idées mais pas de l’art.

Mosquée de Kairouan (Tunisie)

Toutefois, j’avoue que ma plus grande perplexité ne vient pas de là : elle vient du fait que tout cela se passe aux Bernardins, haut-lieu de réflexion intellectuelle et chrétienne. Quelle distance incommensurable entre ces expositions « où personne ne comprend rien », et qui d’ailleurs n’attirent plus personne ou presque, et la lumineuse philosophie développée par Jean-Paul II dans sa « Lettre aux artistes« , qui est un texte de référence, que l’on soit croyant ou non (j’en mettrai des extraits dans ma prochaine note). Je crains qu’il y ait beaucoup, beaucoup de naïveté comme il a pu y en avoir par le passé dans la tolérance, au nom de la charité, de la diffusion du discours marxiste, habillé de générosité et d’altruisme, et qui a fait énormément de mal. Même sans être croyant, on est frappé par certaines incohérences… On a « fait le ménage » parmi les théories politiques et sociales fumeuses, mais visiblement pas encore dans l’art…

Tant qu’on y est, je me demande si les Bernardins ne devrait pas accueillir en grandes pompes « La neuvième heure » de Maurizio Cattelan, où l’on voit le pape Jean-Paul II écrasé par une météorite, ou même – allons-y gaiement – « Piss Christ » qui représente un crucifix plongé dans l’urine et le sang. Je suis certain qu’on pourrait trouver de bons arguments pour expliquer aux « regardants » qu’il s’agit là d’œuvres profondément belles et chrétiennes…