LE PAON – EXTRAIT DE « HISTOIRES NATURELLES » DE JULES RENARD

« Il va sûrement se marier aujourd’hui.
Ce devait être pour hier. En habit de gala, il était prêt. Il n’attendait que sa fiancée. Elle n’est pas venue. Elle ne peut tarder.
Glorieux, il se promène avec une allure de prince indien et porte sur lui les riches présents d’usage. L’amour avive l’éclat de ses couleurs et son aigrette tremble comme une lyre.
La fiancée n’arrive pas.


Il monte au haut du toit et regarde du côté du soleil. Il jette son cri diabolique :
Léon ! Léon !
C’est ainsi qu’il appelle sa fiancée. Il ne voit rien venir et personne ne répond. Les volailles habituées ne lèvent même point la tête. Elles sont lasses de l’admirer. Il redescend dans la cour, si sûr d’être beau qu’il est incapable de rancune.
Son mariage sera pour demain.
Et, ne sachant que faire du reste de la journée, il se dirige vers le perron. Il gravit les marches, comme des marches de temple, d’un pas officiel.
Il relève sa robe à queue toute lourde des yeux qui n’ont pu se détacher d’elle.
Il répète encore une fois la cérémonie. »

Merveilleux Jules Renard… (Extrait de « Histoires naturelles« )

« UNE BRETAGNE PAR LES CONTOURS » : LA COLLECTION S’ÉTOFFE PEU A PEU

« UNE BRETAGNE PAR LES CONTOURS » : LA COLLECTION S’ÉTOFFE PEU A PEU

Régulièrement sur ce site, je vous parle du très talentueux Yann Le Sacher – que je n’ai hélas toujours pas rencontré ! – et je vous tiens au courant de l’édition de ses carnets de dessin. Yann s’est lancé dans un tour du littoral breton en commençant par le nord et présente dans « Une Bretagne par les contours » de très belles pages de chaque village, crique, port, église, phare, château, île découverts ainsi au fil de ses pérégrinations.

Au bas de chaque page, un tout petit dessin humoristique toujours très amusant.

Le tome 7 (De Saint-Pol-de-Léon à Santec en passant par l’île de Batz) est paru et les oeuvres de Yann Le Sacher sont toujours aussi belles. Pour commander le livre ou même toute la collection, rendez vous sur son site : http://yal.over-blog.com/page/1

Le tour complet de la Bretagne devrait nous amener à une vingtaine de tomes, je pense !

Et comme l’artiste est un peu taquin avec l’art contemporain, certains dessins sont désopilants.

« SOUVENIRS D’ENFANCE » COURONNE PAR L’AMOPA

L’Association des Membres de l’Ordres des Palmes Académiques (AMOPA) organise chaque année différents concours dont un de « Défense et illustration de la langue française » destiné aux lycéens. La professeur de français de mes enfants propose chaque année à ses élèves d’y participer.

En 2013, le thème était celui-ci : « En vous inspirant de la madeleine de Proust, vous raconterez un souvenir d’enfance (vous pouvez utiliser la première ou la troisième personne), souvenir réel ou imaginaire.« 

Je ne résiste pas au plaisir de montrer ici la rédaction de ma fille qui était alors en 4ème et a remporté un prix d’encouragement à l’écriture. Je précise qu’elle a rédigée seule cette rédaction et que je ne l’ai aidée en aucune façon.

« Les oreilles couchées en arrière, la gueule ouverte, ses crocs si aiguisés. Je lui caresse la tête, il me regarde comme il regarderait sa proie. Quatre cent cinquante euros pour celui-ci, proposais-je à la vieille antiquaire.
Ce n’est pas assez me répondit-elle après quelques secondes de réflexion. Ce beau petit bronze de Barye vaut au moins six cents euros.

Après un bref débat, je repartais, le bronze dans ma poche. C’était une affaire !

Je le pose sur ma commode dans le salon. Du haut de ses vingt cinq centimètres, le « Tigre marchant » me donnait tout à coup la nostalgie du bon vieux temps. Je ferme les yeux.

Je revois mon père dans son atelier, sculptant. Il terminait un éléphant. A côté de lui, une misérable table basse avait été aménagée par Papa à notre intention, moi et mes sœurs. C’est là que nous essayions sans grand résultat de donner à l’argile une forme à peu près convenable ressemblant à une  gazelle qui faisait plus penser à un teckel monté sur quatre colonnes inégales. En effet mon père était à la fois sculpteur animalier et collectionneur de bronzes anciens, du 19e siècle.

Pour sculpter, il s’était installé dans une ancienne alcôve de l’appartement. C’était une petite pièce. C’est là qu’il faisait ses animaux en terre puis il les emportait à la fonderie, qui les coulait en bronze.
Sur sa table de travail on retrouvait une mirette, des ébauchoirs et d’autres outils. Cette table était éclairée par trois lampes.

En entrant dans l’atelier, à droite, accrochés au mur, se trouvaient cinq paires de cornes de gazelle. A gauche, un canard souchet était naturalisé. En face de la porte trônait une monstrueuse tête de gnou.
Derrière sa table, ses bronzes, encore en terre attendaient sagement d’être emportés à la fonderie. Cette dernière, dans laquelle j’étais allé une fois, faisait un bruit infernal.
Mon père avait ramené d’un de ses voyages au Burkina Faso une dent d’éléphant. Au mur étaient accrochées trois affiches de ses différentes expositions et une du salon des artistes animaliers.

Sur une étagère était perché un aigle signé Barye.
Un jour il avait fait en terre un pain. Mon grand-père était venu et on lui avait demandé de couper le pain. Il avait remarqué que ce dernier devait être au seigle vu sa couleur foncée. Il avait aussi trouvé qu’il était spécialement lourd. Mon grand-père avait retourné le pain et vu qu’il était en terre.
Je rouvris les yeux.

Je décidai de prolonger ce merveilleux moment en allant admirer les bronzes de Frémiet au musée des beaux arts de Lyon. »

Un jour, je mettrai aussi en ligne la rédaction sur le thème de « La chasse au lion » qui a valu cette année un prix AMOPA départemental à un autre de mes enfants.

QUELQUES MOTS DE RODIN

QUELQUES MOTS DE RODIN

Je me méfie un peu de Rodin. D’un côté, il y a le mondain, avide de succès, l’homme à femme, celui de Marie-Rose Beuret et de Camille Claudel, celui du Balzac que je ne trouve pas extraordinaire (et dont un humoriste avait dit dans un journal en 1898 qu’il le trouvait « un peu trop’homme de terre en robe de chambre« ) et d’autres œuvres encore qui ne sont peut-être pas si géniales que cela, bref le sentiment que parfois l’homme a pris le pas sur son oeuvre.

L’âge d’airain

Et d’un autre côté, il y a le grand sculpteur, l’élève de Barye, le créateur du Baiser, de la Porte de l’Enfer, du Penseur, des Bourgeois de Calais, de Victor Hugo et de tant d’autres belles œuvres.

Le Baiser

Mais au-delà de l’appréciation personnelle des œuvres de Rodin, je voudrais vous faire partager ici quelques lignes de sa main découvertes dans un petit livre édité en 2011 chez Fayard « Faire avec ses mains ce que l’on voit« . Tout n’est pas passionnant dans ce livre mais j’ai été touché par certains passages. Voici ce qu’écrit « le maître » :

 « Ce qui m’a guidé, c’est surtout ce grand amour de la Nature ; oui, il faut l’aimer, être constamment avec elle. C’est la véritable Grande Muette, mais elle finit par vous parler, par vous inspirer, et par vous livrer ses secrets.

Il n’y a de vrai que la nature qu’il faut savoir regarder. On ne le sait pas. Quand on est jeune, on s’éparpille, on se gaspille. On a dans la cervelle un tas d’imaginations, de rêves, d’idées toutes faites. On cherche des sujets dans sa tête, il faudrait apprendre à ouvrir les yeux. C’est difficile. »

Et encore ceci qui me plaît beaucoup. Une lecture superficielle ferait penser que pour suivre ce conseil, il faut que l’exagération dont parle Rodin se voit. Or non, elle doit être si bien faite qu’elle ne se voit pas. Observez les bourgeois de Calais : leurs membres sont disproportionnés, les mains sont immenses mais il n’y a là rien de choquant.

« Toujours, toujours, j’ai copié la nature dans sa naïveté, et c’est en exagérant le mouvement que j’obtiens parfois une souplesse qui se rapproche du vrai. C’est en somme ce que faisaient les Anciens : ils amplifiaient la nature« .

Jean d’Aire, l’homme à la clé, l’un des Bourgeois de Calais (Musée de Bruxelles)

Rodin insiste encore :

 « Il faut donc se mettre devant la Nature, devant son mystère.

Il faut, pour la pénétrer, donner sa vie ou une grande partie de sa vie. Ainsi, ce que l’on apprend d’elle on le retient, car on le fait sien. Et si l’on comprend quelque chose, c’est un don créateur que la nature s’est laissée ravir. Les observations faites devant la nature sont votre création. […]

Mais il est nécessaire pour cela d’être lent, de se tromper, de revenir ensuite sur le sujet de son étude, de même qu’il faut battre et rebattre le fer pour qu’il soit fort.

On ne gagnerait rien à comprendre du premier coup, car à chaque étape de l’art, il faudrait recommencer son travail. Pour qu’il entre dans l’habitude de votre cerveau et qu’il devienne le secret de votre art, il faut s’assimiler longuement le secret de la nature. Ce n’est pas tout que la tête comprenne, il faut en quelque sorte que tout le corps s’en nourrisse, il faut que cela entre dans le sang. C’est ce que l’on peut appeler la passion, l’amour éperdu de son art. Tout ce qui se fait trop vite ne peut pas être profondément compris, car il y a de la passion dans l’entière compréhension et la passion n’est pas une chose qui vous traverse mais une chose qui vous habite, qui vous possède. »

Le Penseur

Auguste Rodin sait se montrer très critique envers certains artistes :

« La plupart des œuvres contemporaines manquent totalement de métier. Tout y est faux, parce que la volonté de l’artiste n’a pas été mûrie par l’observation directe et par l’expérience personnelle. C’est l’anarchie des esprits, et aussi l’anarchie des formes.

Il serait indispensable que les nouvelles générations d’artistes apprissent de nouveau la sainteté du métier, pour que l’art redevienne ce qu’il a toujours été, l’expression complète et consolante de l’idéal humain. Il faudrait qu’ils sussent que ce que l’on appelle le métier aujourd’hui, n’est que le trompe-l’œil facile et insignifiant de quelques branches de l’industrie, et non de quelques genres de l’art.« 

Et pour finir, quelques conseils avisés et parfois difficiles à accepter :

« Accueillez les critiques justes. Vous les reconnaîtrez facilement. Ce sont celles qui vous confirmeront dans un doute dont vous êtes assiégé. Ne vous laissez pas entamer par celles que votre conscience n’admet pas. »

Faire avec ses mains ce que l’on voit – Auguste Rodin – Fayard Coll. Mille et Une Nuits 2011 – 232 p. –  5 €

« MONSIEUR BARYE »

« MONSIEUR BARYE »

Je viens de relire « Monsieur Barye » par Michel Poletti, qui est également, avec Alain Richarme, l’auteur d’un ouvrage de référence paru en 2000 : « Barye – Catalogue raisonné des sculptures » (Gallimard).

« La vie de Barye se raconte en quinze lignes » (Charles Blanc, historien et critique d’art contemporain de Barye). Heureusement que M.Poletti ne s’en contente pas et va bien au-delà, puisant dans une abondante documentation et s’appuyant notamment sur « L’oeuvre de Barye » de Roger Ballu, paru en 1890.

« Monsieur Barye » se lit comme un roman. On y découvre un enfant pauvre et sans instruction, entrant très jeune en apprentissage chez un graveur sur acier, mobilisé en 1811 comme huit autres employés mais seul survivant en 1814. Très tôt « tourmenté par sa vocation de sculpteur » selon ses propres mots, son destin a peut-être été radicalement influencé par un sculpteur faisant partie comme lui de la Garde Nationale et qui lui donna des conseils. Barye en parlait comme d’une rencontre importante.

A l’époque, la seule façon pour un artiste de se faire remarquer, de vendre, d’engranger des commandes et donc de vivre était le salon des artistes français, que l’on appelait simplement « le Salon ». Par ses origines prestigieuses – il a été créé par Colbert – et par l’abondance des œuvres présentées, il est extrêmement réputé et populaire. La presse se fait l’écho de ce qu’on y voit, ce qui s’y passe, les critiques y assassinent des artistes ou les portent aux nues, des scandales éclatent à propos de certaines œuvres comme, par exemple, « Le gorille emportant une négresse » de Frémiet (NB : « Le déjeuner sur l’herbe » de Manet fit lui aussi scandale, en 1863, mais c’était au Salon des Refusés).

A l’époque de Barye, au Salon, les peintres se taillent  la part du lion alors que les sculpteurs sont relégués dans un couloir étroit et sombre. Lors du vernissage – terme né au Salon – la foule est immense et… pas toujours très soigneuse ! Balzac, dans un de ses romans, raconte que les sculptures sont « entassées les unes sur les autres dans un espace de quelques pieds carrés et si serrées que quatre personnes ne peuvent rester en même temps à les examiner« . Une chroniqueuse de l’époque évoque « le public le plus vulgaire, les femmes les plus communes, les tournures les plus grotesques. Et puis, quelle foule ! Comme on se pousse ! A chaque porte, quelle cohue ! ». Avec philosophie, Barye raconte, lui, que ce qu’il présente « placé au bas de l’escalier servait de vestiaire. Souvent, j’y trouvais accroché quelques paletots ou quelques châles. Mais, enfin, j’y étais ! ».

Barye aura de nombreux enfants (11 ! dont Alfred, très bon sculpteur lui aussi) mais hélas il en perdra beaucoup, comme sa première femme, et la quasi-misère le forcera à les déposer à la fosse commune. Car il fallut attendre bien longtemps avant que son génie, pourtant remarqué par les critiques dès ses premiers envois au Salon, lui permette d’enfin « décrocher » des commandes publiques, de récupérer ses moules, chefs-modèles et outils – jusqu’à son poinçon – gagés chez son créancier. Ce n’est qu’à près de 60 ans qu’Antoine-Louis Barye peut enfin jouir d’une certaine aisance. « J’ai attendu les chalands toute ma vie, ils m’arrivent au moment où je ferme mes volets ! » dira l’artiste avec sans doute un peu d’amertume.

M.Poletti trace ainsi le portrait d’un homme profondément humble, d’une extrême honnêteté, travailleur infatigable, mû par un élan, une force intérieure qui lui fait traverser toutes les difficiles épreuves de la vie, d’un XIXème siècle très agité, et surmonter les pièges et mauvais coups des jaloux.

Barye était aussi peintre et fit partie de l’école de Barbizon, où il acheta l’ancienne maison de l’excellent peintre Olivier de Penne. La principale source d’inspiration de sa sculpture et de sa peinture, à lui qui ne quittait pas souvent Paris et ne voyagea jamais hors de France, est toujours restée la ménagerie du Jardin des Plantes, où, très jeune, il entrait furtivement à l’aube grâce au gardien (le « père Rousseau »), qui lui offrait parfois quelques tartines soustraites aux ours.

Comme, plus tard, avec Rosa Bonheur, on pourrait presque dire que les collectionneurs et marchands américains découvrirent Barye avant les Français, précisément à partir de 1859. En 1873, Corcoran, qui venait de créer à Washington la Corcoran Gallery, décide d’y créer une salle entière dédiée à Barye. Pour la remplir, il commande à l’artiste une pièce de chacun de ses modèles. « Mon propre pays n’en a jamais fait autant pour moi ! » dira Barye, ému aux larmes. 

 

Je n’ai cité ici que quelques épisodes de la vie de ce grand artiste mais on comprend déjà que la vie de Barye ne se résume finalement pas « à 15 lignes » mais est contraire très riche. Abondamment illustré, bien écrit, ce livre est d’un très grand intérêt. A lire.

« Monsieur Barye » – Michel Poletti – Editions Acatos – Novembre 2002 – 322 p.

« HISTOIRE DE L’ART » PAR E.H. GOMBRICH

« HISTOIRE DE L’ART » PAR E.H. GOMBRICH

Comme beaucoup, j’aime visiter les musées des Beaux-Arts et, dès que je séjourne dans une ville, j’en profite pour faire un tour, parfois rapide, dans ces lieux où l’on est sûr d’être saisi d’émotion par au moins un tableau, une sculpture, un meuble. Le Louvre, Orsay, les musées de Dijon, de Nantes, de Lyon et tant d’autres méritent que l’on y passe et repasse, si possible avec les enfants à qui l’on promettra une visite très rapide, d’une heure maximum pour ne pas les lasser. J’aime bien leur demander de sélectionner une ou deux œuvres qu’ils aiment particulièrement et de m’expliquer pour quelle raison elle les touche. Avec un peu de chance, on retrouvera ces tableaux en carte postale à la boutique du musée, ce qui leur fera un bon souvenir. Peu à peu, ils éduquent ainsi leur regard et trouvent naturelle la fréquentation des œuvres d’art.

La chasse au tigre – Rubens – Musée de Rennes

J’ai donc visité beaucoup de musées, en France et à l’étranger, mais je me suis toujours senti très ignorant de l’histoire de l’art, de l’enchaînement des différents courants et de leur « articulation », des facteurs qui ont conduit à l’émergence de la peinture flamande, des impressionnistes, de l’apport d’un Picasso ou d’un Salvador Dali, de l’intérêt pour l’art d’un Jackson Pollock ou d’un Soulages.

Je me suis donc renseigné auprès de conservateurs de musées et de libraires et l’on m’a vivement conseillé « Histoire de l’art » de E.H. Gombrich, dont l’épaisseur (près de 700 pages), l’abondance des reproductions et leur diversité (dessins, peintures, sculptures, architecture…) ainsi que la mention « Plus de 7 millions d’exemplaires vendus » me semblaient des gages de sérieux.

L’auteur, né à Vienne en 1909, fut notamment directeur de l’Institut et professeur d’histoire de la tradition classique à l’université de Londres, de 1959 à 1976. Il reçut de très nombreuses distinctions internationales et fut même anobli en 1972. Il est décédé en 1976. Son Histoire de l’art a fait l’objet de seize éditions, retravaillées à chaque fois par l’auteur.

Il serait bien prétentieux et insensé de faire ici, en quelques paragraphes, la critique de cet ouvrage monumental et la réécriture de l’histoire de l’art. Néanmoins, je me risquerai à émettre quelques avis suite à la lecture du Gombrich, en faisant d’ailleurs un écho à ma note sur le livre de Luc Ferry

(cf. http:  //www.damiencolcombet.com/archive/2013/03/08/l-art-la-beaute-et-l-esthetique-1.html).

Une scène de déluge – J.-D. Court – Musée de Lyon

L’auteur prévient, dans sa préface, qu’il poursuit le but de simplement mettre un peu d’ordre dans l’esprit des gens qui découvrent l’art, notamment jeunes et étudiants, qu’il s’est efforcé d’éviter tout jargon prétentieux et source de confusion, et qu’il ne parle que d’œuvres d’art dont on peut retrouver l’illustration dans son ouvrage. De fait, ce livre est extraordinairement facile à lire et les illustrations, de grande qualité, permettent de comprendre immédiatement les propos de l’auteur. On balaye donc les grandes tendances de l’histoire de l’art, de la préhistoire à Cartier-Bresson ou Nicolas de Staël (l’auteur ayant disparu en 1976, il manque hélas son regard sur les œuvres plus récentes).

La Pieta – Michel-Ange – Basilique Saint-Pierre de Rome

J’émettrai quand même quelques critiques, mineures au regard de l’intérêt de cet ouvrage. Tout d’abord, l’art selon Gombrich se limite essentiellement à la peinture et l’architecture. Il y a bien quelques rares sculptures – aucune de la grande école animalière du XIXème hélas – et photos, mais quasiment pas de meubles ni d’objets d’art tels que les pendules. Gombrich ne parle absolument pas non plus de la musique, même cela peut s’expliquer par sa volonté de ne parler que des œuvres dont une illustration peut figurer dans le livre. Enfin, curieusement, certains courants pourtant marquants tels que l’orientalisme ne sont pas évoqués.

 Histoire de l’Art – E.H. Gombrich – Pages intérieures

La lecture de cette histoire de l’art donne vraiment envie de creuser davantage le sujet. L’auteur parle des grandes œuvres classiques et des artistes les plus connus, du Parthénon à la tapisserie de Bayeux, de Giotto à Manet, de Van Eyck à Matisse, mais il s’arrête aussi sur des artistes moins connus malgré la qualité de leurs œuvres : tout le monde ne connaît pas Peter Parler Le Jeune, Willem Kalf ou Sir John Soane. Et l’incroyable abondance des créations humaines en matière artistique est telle que l’on pressent qu’il faut aller beaucoup plus loin pour commencer à comprendre un peu plus ce vaste domaine passionnant.

Nef de la basilique de Vézelay

Je vais maintenant émettre quelques réflexions tout à fait personnelles et certainement très approximatives voire erronées aux yeux des experts de l’histoire de l’art, mais après tout pourquoi m’en priverais- je ?

J’ai été frappé en lisant ce livre de l’absence de continuité, de ligne directrice majeure dans l’histoire de l’art. Nous avons souvent en nous la conviction que l’histoire a un sens, marque une progression vers quelque chose, que chaque génération s’appuie sur la précédente pour avancer. Il en serait ainsi pour l’art, l’apogée se situerait chez les impressionnistes pour les plus conservateurs, dans l’art ultra-contemporain pour les plus engagés, et finalement chaque âge ne serait là que pour servir de support au suivant. En réalité, l’histoire de l’art me semble marquée par une série d’allers-retours, de ruptures et d’hésitations. Je ne suis pas du tout certain que Picasso se situe à un rang plus élevé dans l’histoire de l’art que Fra Angelico, que Gauguin marque un « progrès » par rapport à Chardin, que les œuvres de Pollock soit plus intéressantes que les magnifiques fresques figurant sur une certaine tombe de Thèbes, que Le Corbusier ait fait mieux que les architectes de l’Alhambra à Grenade.

Le Mont Saint-Michel

Par ailleurs, la tendance actuelle est de s’intéresser à ce qui est original et, par conséquent, à croire que cette recherche de l’originalité et de la nouveauté fut le moteur principal des artistes. Il est exact qu’aujourd’hui, bon nombre de créateurs contemporains cherchant à se faire reconnaître essaient de s’affranchir à tout prix de ce qui a déjà été fait et veulent marquer leur temps par une oeuvre absolument inédite. En réalité, la mise en perspective des œuvres d’art montre, à mon sens, que les grands artistes du passé ont surtout été motivés par la volonté de faire mieux, ce qui est très différent. Cette quête de la perfection, impossible à assouvir, a parfois conduit à des nouveautés techniques et artistiques fantastiques, mais je doute fort que Le Caravage ou Michel-Ange, par exemple, aient voulu au fond d’eux marquer leur époque par la seule volonté de faire quelque chose de purement original. Leur sensibilité les a certainement amené sur des voies bien particulières, mais je crois qu’ils voulaient avant tout réaliser une oeuvre sublime.

Mosaïque romaine – Tunisie

Enfin – et ce point est lié au précédent – on est frappé par l’importance qu’a peu à peu pris l’artiste par rapport à son oeuvre. Aujourd’hui, des artistes sont plus connus que leurs créations. Quelle différence avec une époque où l’oeuvre était au centre de tout ! Qui connaît les architectes de nos cathédrales ? Encore faut-il distinguer les artistes dont le nom est connu parce que leurs créations sont magnifiques et les artistes qui se sont efforcés de se faire connaître au moyen de leurs œuvres. Et l’on touche là à un aspect essentiel, je crois, de l’histoire récente de l’art : l’orgueil de l’artiste qui tient à s’affranchir de toute référence en vue d’exister pour et par lui-même. Il existe encore de nos jours, Dieu merci, d’excellents artistes mais je vise ici ceux que l’on met systématiquement en avant, ceux qui sont promus à toutes forces par des institutions officielles parce qu’ils sont dans la transgression et la nouveauté, les critères de Beauté et de perfection étant devenus totalement hors-la-loi.

Il serait trop long et très polémique de s’étendre encore davantage sur ce sujet, mais je renvoie, pour ceux que cela amuse, vers cette note : http://www.damiencolcombet.com/archive/2010/03/30/la-grande-falsification.html

Histoire de l’art – E.H. Gombrich – Ed. Phaidon – 2001 – 688 p. – Existe également en édition poche.