Je me méfie un peu de Rodin. D’un côté, il y a le mondain, avide de succès, l’homme à femme, celui de Marie-Rose Beuret et de Camille Claudel, celui du Balzac que je ne trouve pas extraordinaire (et dont un humoriste avait dit dans un journal en 1898 qu’il le trouvait « un peu trop’homme de terre en robe de chambre« ) et d’autres œuvres encore qui ne sont peut-être pas si géniales que cela, bref le sentiment que parfois l’homme a pris le pas sur son oeuvre.

L’âge d’airain

Et d’un autre côté, il y a le grand sculpteur, l’élève de Barye, le créateur du Baiser, de la Porte de l’Enfer, du Penseur, des Bourgeois de Calais, de Victor Hugo et de tant d’autres belles œuvres.

Le Baiser

Mais au-delà de l’appréciation personnelle des œuvres de Rodin, je voudrais vous faire partager ici quelques lignes de sa main découvertes dans un petit livre édité en 2011 chez Fayard « Faire avec ses mains ce que l’on voit« . Tout n’est pas passionnant dans ce livre mais j’ai été touché par certains passages. Voici ce qu’écrit « le maître » :

 « Ce qui m’a guidé, c’est surtout ce grand amour de la Nature ; oui, il faut l’aimer, être constamment avec elle. C’est la véritable Grande Muette, mais elle finit par vous parler, par vous inspirer, et par vous livrer ses secrets.

Il n’y a de vrai que la nature qu’il faut savoir regarder. On ne le sait pas. Quand on est jeune, on s’éparpille, on se gaspille. On a dans la cervelle un tas d’imaginations, de rêves, d’idées toutes faites. On cherche des sujets dans sa tête, il faudrait apprendre à ouvrir les yeux. C’est difficile. »

Et encore ceci qui me plaît beaucoup. Une lecture superficielle ferait penser que pour suivre ce conseil, il faut que l’exagération dont parle Rodin se voit. Or non, elle doit être si bien faite qu’elle ne se voit pas. Observez les bourgeois de Calais : leurs membres sont disproportionnés, les mains sont immenses mais il n’y a là rien de choquant.

« Toujours, toujours, j’ai copié la nature dans sa naïveté, et c’est en exagérant le mouvement que j’obtiens parfois une souplesse qui se rapproche du vrai. C’est en somme ce que faisaient les Anciens : ils amplifiaient la nature« .

Jean d’Aire, l’homme à la clé, l’un des Bourgeois de Calais (Musée de Bruxelles)

Rodin insiste encore :

 « Il faut donc se mettre devant la Nature, devant son mystère.

Il faut, pour la pénétrer, donner sa vie ou une grande partie de sa vie. Ainsi, ce que l’on apprend d’elle on le retient, car on le fait sien. Et si l’on comprend quelque chose, c’est un don créateur que la nature s’est laissée ravir. Les observations faites devant la nature sont votre création. […]

Mais il est nécessaire pour cela d’être lent, de se tromper, de revenir ensuite sur le sujet de son étude, de même qu’il faut battre et rebattre le fer pour qu’il soit fort.

On ne gagnerait rien à comprendre du premier coup, car à chaque étape de l’art, il faudrait recommencer son travail. Pour qu’il entre dans l’habitude de votre cerveau et qu’il devienne le secret de votre art, il faut s’assimiler longuement le secret de la nature. Ce n’est pas tout que la tête comprenne, il faut en quelque sorte que tout le corps s’en nourrisse, il faut que cela entre dans le sang. C’est ce que l’on peut appeler la passion, l’amour éperdu de son art. Tout ce qui se fait trop vite ne peut pas être profondément compris, car il y a de la passion dans l’entière compréhension et la passion n’est pas une chose qui vous traverse mais une chose qui vous habite, qui vous possède. »

Le Penseur

Auguste Rodin sait se montrer très critique envers certains artistes :

« La plupart des œuvres contemporaines manquent totalement de métier. Tout y est faux, parce que la volonté de l’artiste n’a pas été mûrie par l’observation directe et par l’expérience personnelle. C’est l’anarchie des esprits, et aussi l’anarchie des formes.

Il serait indispensable que les nouvelles générations d’artistes apprissent de nouveau la sainteté du métier, pour que l’art redevienne ce qu’il a toujours été, l’expression complète et consolante de l’idéal humain. Il faudrait qu’ils sussent que ce que l’on appelle le métier aujourd’hui, n’est que le trompe-l’œil facile et insignifiant de quelques branches de l’industrie, et non de quelques genres de l’art.« 

Et pour finir, quelques conseils avisés et parfois difficiles à accepter :

« Accueillez les critiques justes. Vous les reconnaîtrez facilement. Ce sont celles qui vous confirmeront dans un doute dont vous êtes assiégé. Ne vous laissez pas entamer par celles que votre conscience n’admet pas. »

Faire avec ses mains ce que l’on voit – Auguste Rodin – Fayard Coll. Mille et Une Nuits 2011 – 232 p. –  5 €