De récentes discussions avec des artistes, collectionneurs, simples amateurs sur le sens de la beauté m’ont amené à entamer une petite réflexion sur le sujet, à partir de textes de philosophes.
Comme je n’ai ni le temps, ni le courage, ni la formation nécessaire pour lire des ouvrages ardus comme ceux de Platon, Hume, Kant, Hegel, etc., je me suis référé à des synthèses qui feront probablement frémir les spécialistes mais ont le mérite d’être compréhensibles et d’entamer la discussion.
Bref, il s’agit ici de ma part de quelques réflexions sans prétention et qui feront sourire les connaisseurs. Pour rendre la note moins austère, je l’agrémente de quelques jolies photos, essentiellement d’oeuvres d’art.
Le hasard fait qu’au même moment, paraît en librairie « Quand la beauté nous sauve« , du philosophe Charles Pépin. Je suis en train de le lire et je vous en parlerai bientôt.
Cloître du monastère des Hyéronimes – Lisbonne
Aujourd’hui, nous allons nous pencher sur un petit livre de Luc Ferry, « La naissance de l’esthétique – La question des critères du beau » paru en 2013 dans la collection Sagesses d’hier et d’aujourd’hui – Suppléments Le Figaro / Le Point (96p. – 8,90 € CD inclus).
Luc Ferry explique que c’est au XVIIIème siècle que l’on commence à définir la beauté, le bon goût, l’oeuvre d’art comme « ce qui plaît à la sensibilité des êtres humains, comme ce qui se révèle émouvant pour le sujet, comme ce qui touche à cette faculté de juger qu’on va commencer – tout cela est lié – à désigner par le vocabulaire du goût ».
La grande question est alors de comprendre comment un jugement subjectif – ce qui me plaît à moi – peut avoir une portée universelle – la beauté en général et le consensus autour d’un certain nombre de chefs d’oeuvre artistiques, de beaux paysages, de belles personnes, etc.
Albert Brenet – Défilé sous l’arc de triomphe du Carrousel (gouache)
Luc Ferry nous dit que cette réflexion née au XVIIIème a conduit à subjectiviser le spectateur d’une part, qui devient « un homme de goût« , et l’auteur de l’oeuvre d’autre part, qui n’est plus un simple artisan doué mais un génie.
L’auteur attire notre attention sur une révolution artistique : celle de la peinture hollandaise du XVIIème siècle. Avant l’irruption de cet art « populaire », au sens où ces peintures représentent des scènes de village, de fête, de taverne, des intérieurs domestiques, les oeuvres d’art s’appuyaient toujours sur « une grande idée, une grande vision du monde, de grands symboles religieux ou laïcs, des valeurs morales ou spirituelles supérieures », des mythes, des personnages illustres ou reconnus par la communauté. La peinture hollandaise est donc le « premier art sécularisé, laïc et humain », par opposition à l’art antique et médiéval.
Dans l’Antiquité, en effet, l’oeuvre d’art obéit à des critères assez stricts. Au Moyen Age, prédominent l’art religieux, la transcendance, le spirituel. La peinture hollandaise va donc se démarquer fortement de ces critères anciens.
Les tableaux des Hollandais représentent souvent des buveurs un peu gris lutinant une servante, jouant aux quilles, se soulageant contre une palissade, ou encore un intérieur de ferme, un carnaval, les jeux de l’hiver sur une rivère gelée, etc.
Après l’Antiquité, le Moyen-âge, la période hollandaise, la 4ème grande période de l’art est celle du XXème siècle, celle de l’art moderne puis contemporain, qui présente « l’imprésentable » (Lyotard), c’est-à-dire « la part obscure, non seulement de l’humain, mais du monde en général », et Ferry cite « l’irrationnel, l’inconscient, la différence, le corps, le sexe ».
L.Tafon – Les porteuses d’eau
Revenons à la double « subjectivisation » évoquée plus haut : alors que l’art classique est censé être objectivement beau grâce à ses qualités d’harmonie, d’équilibre, et que l’art médiéval est objectivement spirituel, la peinture hollandaise échappe à ces critères et donc le beau devient subjectif. Ferry cite Hume, qui écrit en 1755 : « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit de celui qui la contemple et chaque esprit perçoit une beauté différente. »
L’artiste, quasi inconnu dans l’Antiquité, va prendre à cette époque une place importante puisque c’est lui qui, comme un dieu, crée la beauté. Et le philosophe note que plus l’on avance dans le temps, plus l’artiste prend le pas sur l’oeuvre d’art elle-même, et même, de nos jours, on peut connaître un artiste en ignorant ses oeuvres.
Cheval breton – P.-J. Mêne
Il y a toutefois une énigme, évoquée au début de cette note : si l’oeuvre d’art ne contient plus en elle-même la beauté, si celle-ci est subjective, affaire de goût, comment se fait-il que tous ou presque reconnaissent qu’un concerto pour clarinette de Mozart, le Requiem de Fauré, un coucher de soleil sur un port en Bretagne, le Joueur d’échec de S.Zweig, tel buste de Carpeaux ou ce tableau de Manet soient des chefs-d’oeuvre ?
Selon l’auteur, c’est parce que ces grandes réalisations sont « la réconciliation merveilleuse de l’intelligence et du sensible« .
En effet, comme l’explique Kant, la beauté n’est pas tout à fait de l’ordre de la vérité mais en est proche : on ne peut démontrer que telle musique est belle, que ce tableau est magnifique, mais en même temps on ne peut se retenir d’argumenter, de tenter de persuader, de rallier l’autre à son propre jugement. Et la Beauté n’est pas non plus l’agréable : on peut trouver beau un morceau de musique qui nous rend triste. Le chef-d’oeuvre est donc la réconciliation de ces deux notions d’intelligence et de sensibilité.
Notre-Dame de Grasse (et non « de grâce ») – Toulouse
Luc Ferry évoque encore une autre conséquence de la révolution esthétique : nous avons vu que l’artiste prend alors une part importante, s’individualise et qu’émerge la notion de génie. Du coup, « l’innovation et avec elle l’originalité deviennent des impératifs absolus », d’où l’idéal de la vie de bohème comme « détestation de la quotidienneté et comme fuite vers un ailleurs radical« . Ferry mentionne encore l’émergence à cette époque des musées, de la critique d’art et de l’histoire de l’art.
L’Annonciation – Dierick Bouts
En résumé, à la fin de ce petit ouvrage, Luc Ferry rappelle les trois grandes réponses à la question des critères du Beau :
– Réponse des « classiques français » : « Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable » écrit Boileau. Il existe donc une vérité dans l’art, un « vrai bon goût » alors que le mauvais goût, le laid, est une erreur.
– Réponse des « empiristes » : le Beau est ce qui plait à un corps sain, à ses sens. Le laid plait à ceux qui n’ont pas affinés ces sens ou même sont malades.
– Réponse kantienne : la science du Beau des Classiques est une illusion, le Beau n’étant certainement pas du domaine de la science mais étant la « réconciliation merveilleuse de l’intelligence et du sensible » provoquant ainsi le plaisir esthétique.
Cette note est déjà longue. C’est donc dans la prochaine, d’ici quelques jours, que je donnerai mon point de vue (intuitif et peu appuyée philosophiquement !).