Monsieur Romain L. de Nantes possède un bronze signé Barye et me demande quelle est sa valeur.

Il s’agit du « Bouquetin mort », d’Antoine-Louis Barye (1795-1875). En ayant souvent parlé sur ce site, je ne reviendrai pas longuement ici sur la vie et l’oeuvre de Barye, ce très grand artiste à l’origine de la prestigieuse école française de la sculpture animalière souvent qualifiée de romantique, bien que ce terme ne me semble guère appropriée. On entend généralement par là que Barye a introduit une rupture avec la sculpture animalière d’alors, assez figée et représentant le plus souvent un personnage célèbre à cheval, un lion dans une pose hiératique, un aigle martial. Barye a en effet représenté des animaux sauvages et domestiques très variés, du hibou au gnou, du lapin au dromadaire, et dans des attitudes naturelles. L’adjectif de « naturaliste » lui conviendrait donc beaucoup mieux.

Pour créer ses sculptures, Barye a longuement observé les animaux notamment à la Ménagerie du Jardin des Plantes. Pour comprendre la nouveauté de ce courant artistique, il faut réaliser que les zoos ouverts au public sont une grande nouveauté en ce début du XIXème siècle : jusqu’à présent, les zoos étaient la propriété de quelques rois et princes et l’homme de la rue ne pouvait observer que les bêtes présentées dans les cirques et ménageries ambulantes, qui ne devaient probablement détenir que des singes, ours et autres animaux beaucoup moins intéressants que les grands fauves ou les pachydermes.

L’animal ici représenté ne fait pas partie, bien sûr, de la catégorie des animaux exotiques mais c’est peut-être à la Ménagerie que Barye, qui n’a jamais quitté Paris, a observé ce bouquetin, à moins que ce ne soit quelque chasseur qui le lui ait soumis, en supposant qu’il se soit correctement conservé. Quoiqu’il en soit, le bouquetin est un sujet que Barye a travaillé à plusieurs reprises, plutôt en petites tailles. En témoigne par exemple ce « Bouquetin effrayé » mesurant moins de 10 cm de long. Il existe également un bouquetin debout, fort joli. Il faut se méfier du titre des œuvres proposées en salle des ventes car il y a parfois des erreurs : récemment, un modèle identique à celui de notre collectionneur était annoncé comme « Bouc couché ». Un kevel (petite gazelle) de Barye a également porté ce nom erroné dans un catalogue de vente. Et même dans l’excellent « Catalogue raisonné des bronzes de Barye« , ouvrage de référence de MM.Poletti et Richarme Gallimard, un groupe de mouflons est appelé « Famille de bouquetins ».

Barye n’est pas le seul à avoir été inspiré par ce bel animal : Dubucand (1828-1894), par exemple, a réalisé le grand bouquetin ci-dessous.

Revenons à notre bronze de Barye : il a été édité pour la première fois vers 1874, donc tout à fait à la fin de la vie de Barye. Le musée du Louvre en conserve le modèle en plâtre et le chef-modèle en bronze. En fait, comme expliqué dans « La griffe et la dent » édité par ce musée, il s’agirait d’une reprise d’une des pièces constitutives du grand surtout de table commandé à Aimé Chenavard et Antoine-Louis Barye en 1834 par le Duc d’Orléans. Terminé en 1838 et porté aux Tuileries en 1839, ce spectaculaire ensemble comprenait au centre une Chasse au tigre à dos d’éléphant et aux quatre coins des duels animaliers : Un lion et un sanglier, Un python étouffant un gnou, Un tigre renversant une grande antilope et Un aigle qui vient de s’abattre sur un bouquetin mort. Il faut encore mentionner quatre scènes de chasse entourant le surtout : Chasse au lion, Chasse au taureau sauvage, Chasse à l’ours et Chasse à l’élan. Je recommande vivement d’aller admirer, au Louvre, le modèle en plâtre de ces scènes extraordinaires.

Pour reprendre les termes de « La griffe et la dent », « cette monumentale création va constituer pour Barye un vivier riche de modèles et de schémas dans lequel il puisera tout au long de sa vie ». Effectivement, Barye va éditer presque en l’état le Sanglier blessé ainsi que Le bouquetin mort, et reprendra avec quelques transformations des fragments des autres scènes.

Le Catalogue raisonné précise que l’édition du vivant de Barye de ce Bouquetin mort fut extrêmement réduite – ce qui semble logique puisque Barye a disparu l’année suivante – et que les éditions posthumes par Barbedienne sont également peu nombreuses. La représentation d’un animal mort peut avoir déplu aux collectionneurs. Mais justement, ce sont les modèles les plus rares qui sont aujourd’hui les plus recherchés : posséder ce bouquetin mort, même en fonte posthume, est beaucoup plus intéressant que d’avoir dans sa collection un Barye édité à des dizaines voire des centaines d’exemplaires et que l’on peut retrouver chaque semaine ou presque dans la Gazette de Drouot.

Les dimensions du bronze de notre internaute sont les suivantes : 30,2 cm de long x 19 cm de large (terrasse). A quelques millimètres près, ce sont bien celles mentionnées dans le Catalogue raisonné. Mais il n’y avait de toutes façons aucun doute possible sur l’authenticité de ce bronze : outre sa rareté, la finesse de sa ciselure et la qualité de la patine, il porte la marque du fondeur F.Barbedienne Fondeur et surtout le « cachet or » avec les initiales FB, qui date avec certitude une fonte des années 1876-1889.

Monsieur L. possède donc une pièce absolument remarquable : très rare, parfaitement fondue et ciselée, elle s’inscrit dans une histoire prestigieuse – le surtout du Duc d’Orléans – et elle peut-être datée avec certitude du XIXème siècle. Et pour l’anecdote, on retrouve sur des croquis de Barye une étude au crayon de l’entrecroisement des pattes postérieures du bouquetin.

Pour une pièce si rare, il est difficile de trouver des estimations en salle des ventes. J’ai relevé toutefois les deux éléments suivants :

– New York en octobre 1992 pour « L’aigle terrassant un bouquetin mort » : adjugé à l’équivalent de 9700 Euros, mais il n’est pas dit s’il portait une marque de fondeur ;

– Saint-Germain-en-Laye en octobre 2012 cette fois pour le même modèle que celui de notre internaute, en fonte Barbedienne mais sans cachet or : estimé 6000 à 8000 Euros mais invendu.

Bien qu’un animal mort puisse décourager certains acheteurs et que le prix des bronzes anciens ait tendance à baisser, un véritable collectionneur des bronzes de Barye ne devrait pas hésiter devant une telle pièce en fonte ancienne cachet or. Il me semble donc qu’une bonne estimation pour ce bouquetin serait de l’ordre de 6000 Euros.

Si vous possédez un bronze animalier et que vous voulez connaître son histoire et sa valeur, envoyez-moi des photos très nettes (vue d’ensemble, dessous, signature, marque éventuelle du fondeur) et ses dimensions précises à damiencolcombet@free.fr et je vous répondrai.