Avr 22, 2012 | • Lectures recommandées
Suite de la note ci-dessous « La vie de Frémiet (1) »
Il serait trop long de retracer ici toutes les étapes de la vie d’Emmanuel Frémiet (1824-1910). La précédente note retrace son enfance : je m’attacherai simplement ici à quelques épisodes remarquables.
Deux œuvres majeures de Frémiet marquèrent les esprits du XIXème et constituèrent des étapes importantes dans la carrière du sculpteur : Le combat de l’ours et de l’homme, et Le gorille femelle emportant une négresse.
La première scène fut travaillée et retravaillée encore, changeant parfois de nom. On en connaît une version sous le nom du Dénicheur d’ourson. La première version date de 1850 (Frémiet a alors 26 ans) et il y en eut 6 autres ! Parfois le chasseur est déjà mort entre les bras colossaux du fauve, parfois il lutte encore ; les oursons sont soit vivants et cachés derrière leur mère, soit tués et pendent à la ceinture de l’homme. Cette oeuvre connut un succès considérable et valut une deuxième Médaille au sculpteur.

Le combat du gorille et de la femme fut également réalisé en plusieurs versions. Dans la première, réalisée en 1859, le singe – qui semble être un curieux croisement de gorille et de chimpanzé – s’enfuit en courant, tenant par la taille le corps d’une femme inanimée ou morte dont les pieds traînent par terre. Cette oeuvre fit scandale car on y vit l’expression de fantasmes inavouables sur les rapports entre femme et singe (une femelle pourtant). Théophile Gauthier prit farouchement parti pour le sculpteur. La pièce, soumise au Salon, fut refusée et faillit être retournée à l’auteur. Le comte de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts et protecteur de Frémiet, obtint qu’elle soit simplement dissimulée derrière un rideau, dans un débarras. Mais la foule la chercha et souleva le rideau !

Nadar, ami de l’artiste, se moqua du jury en décrivant ainsi le gorille : « Il emporte dans les bois une petite dame pour la manger. M.Frémiet n’ayant pu dire à quelle sauce, le jury a saisi ce prétexte pour refuser cette oeuvre intéressante ».
A l’issue de cette exposition, le groupe en plâtre fut entreposé dans un des ateliers de Frémiet. L’auteur du livre raconte ce qui arriva à l’artiste :
« Un matin, il trouva son oeuvre en miettes, brisée à coups de pioche. La veille, il avait eu une vive altercation avec des ouvriers travaillant dans le chantier voisin. La vengeance était évidente, mais Frémiet refusa de porter plainte, il vit là comme un avertissement, comme un signe que l’oeuvre n’était pas encore ce qu’elle devait être et qu’il fallait faire mieux. »
Frémiet refit donc cette scène en 1887, mais cette fois le gorille est percé d’une flèche, il tient une pierre dans sa main et la femme n’est pas inanimée : elle essaie de se défaire de la terrible emprise du singe. L’oeuvre fut accueillie avec enthousiasme et obtint la Médaille d’honneur.

Comme presque tous les artistes de son époque, Frémiet participa aux travaux du Louvre et réalisa également les Chevaux ailés du pont Alexandre III. Il avait pourtant une grande aversion pour les architectes, ce qu’illustre bien l’anecdote suivante : « Se tournant un jour, à l’Institut, vers un de ses confrères qui plaisantait assez grossièrement, il lui dit mi-railleur mi-féroce : « Alors, il ne vous suffit pas d’être architecte, il faut encore que vous soyez mal élevé ?.. »
C’est que Frémiet rêve de simplicité, de nudité autour de ses œuvres, qui selon lui ne devraient pas se trouver enchâssées, étouffées par l’architecture environnante.
Dans son ouvrage, Ph.Fauré-Frémiet évoque longuement une curieuse histoire qui rend parfaitement compte du souci du détail, du perfectionnisme de Frémiet et de sa volonté irrépressible d’être au service de l’art et de la nature.

Frémiet reçut commande d’une grande Jeanne d’Arc, à placer à Paris. Il entame alors une réflexion autour de la sainte et de son cheval que l’auteur raconte à sa manière :
« En chair ou en bronze, il s’agit d’une femme – d’une jeune fille – vraisemblablement de taille moyenne, juchée, en toute maîtrise, sur un cheval de bataille énorme. Le réel, sans nul effort romantique, offre un contraste d’épopée. Il est certain que le génie et la mission de Jeanne n’ont aucun rapport avec sa taille. Géante, elle étonnerait à contresens. Ce qui est admirable, c’est qu’elle fut une fille de simple apparence et de taille ordinaire équilibrée au moral comme au physique. Voilà qui isole, purifie, glorifie, et son génie et son état d’illumination. Cette combattante, venue des champs, demande un cheval : « Monseigneur, donnez-moi un cheval » dit-elle à Baudricourt. Il serait surprenant que Baudricourt lui offrît un cheval de course. Le seul cheval qui vaille est celui qui peut, tour à tour, faire guerre et labour. Jeanne le connaît ; elle en fera son docile serviteur mieux que d’un exécrable cheval distingué, d’autant plus qu’elle a un pouvoir de domination extraordinaire sur toute force physique. Jeanne ira donc, frêle comme une femme, sur un grand cheval de combat. […].
Or ses proportions de femme exigent que les pieds, jambes tendues – la selle d’arme est, relativement, assez haute – ne dépassent pas le ventre du cheval et demeurent au-dessus de son niveau.
Frémiet tient également à faire de Jeanne ni une exaltée, ni une femme en prière. Pour lui, elle est habitée par sa vision mais elle en est au temps de l’action, dans la confiance. Il veut donc qu’elle ait l’air « normale ».

Jeanne d’Arc est donc installée place des Pyramides en 1874. La princesse Mathilde félicite le sculpteur : « Bravo, soyez satisfait de votre Jeanne d’Arc, les sots seuls la critiqueront. » Hélas, les sots furent nombreux et se déchaînèrent… Selon eux, rien ne manifestant visiblement la mission de la Pucelle d’Orléans, ni sa haute stature, ni son air de piété ou de « folie mystique », on en vint à déclarer que Frémiet avait bafoué l’héroïne nationale. On lui dit que sa Jeanne a l’air d’un gamin, ou même d’un gavroche.
Tant et si bien que Frémiet en vient à douter : il se dit que la place où elle est installée manque de dégagement, que Jeanne d’Arc ne peut lui appartenir donc que son image doit être conforme à ce qu’en attendent les Parisiens, même s’ils ont tort. Le sculpteur décide alors de refaire une nouvelle Jeanne d’Arc, dont le corps passe de 1m73 à 1m96 et qui monte un cheval moins massif. On peut voir la maquette de la 1ère version au Musée d’Orsay : les différences sont assez subtiles !
Frémiet fait donc fondre la 2ème version et la donne à Nancy. Il voudrait remplacer la 1ère version par celle-ci mais ni l’Etat ni la Ville de Paris ne pourraient financer ce nouvel exemplaire. Une importante commande arrive alors des Etats-Unis : Frémiet la réalise et consacre l’argent ainsi gagné à faire fondre, à ses propres frais, un nouvel exemplaire de la 2ème version, ce qui dut représenter une somme colossale pour le pauvre artiste qui n’était pas riche. Il devient alors obsédé par la nécessité d’installer cette nouvelle Jeanne d’Arc à la place de l’ancienne, mais l’Administration s’opposerait à ces frais. Il la garde donc en réserve.
Or, en 1900, lors du creusement du métro sous la rue de Rivoli, le sol s’effondre un peu et Jeanne d’Arc s’incline un peu. Il faut l’enlever d’urgence et consolider ses fondations. Huit jours plus tard, la statue est réinstallée, en patine dorée. Certains trouvent que cette nouvelle patine la changent un peu. Et pour cause : c’est la 2ème version qui, en toute discrétion, a été installée. La précédente est détruite. Frémiet ne veut pas que cela se sache et veut garder le secret jusqu’à sa mort. Mais en 1905, le pot aux roses sera découvert.
Quelle extraordinaire leçon d’humilité, de conscience professionnelle et artistique, de générosité !

Je voudrais terminer ces deux notes par un extraordinaire témoignage de cet immense artiste. Philippe Fauré-Frémiet raconte que le 15 août 1910, 25 jours avant sa mort, alors que Frémiet a 86 ans, il se confie à ses proches :
« Je crois en un Etre formidable, un Maître incompréhensible qui crée la Nature et règle ses lois comme il lui plaît. Or cet Etre, je L’ai senti, je L’ai touché, le L’ai prié toute ma vie.
Quand je préparais ma première communion, à Saint-Eustache, je L’ai connu pour la première fois. J’étais à lui, je me demandais si j’aurais la force d’être un martyr…
C’est dans ma quarantième année surtout, dans mes plus terribles luttes pour faire mes grandes statues, que j’ai touché cet Etre. J’étais seul dans mon atelier avec le modèle, toute la journée, éperdu, tendu à me briser pour comprendre et saisir la nature. Il était là, autour de moi. J’étais tremblant de ce contact… Je travaillais sans relâche, cherchant la nuit, par la pensée, à m’élever encore pour l’oeuvre du jour, priant tous les matins et tous les soirs. Je Lui demandais la force de faire mon devoir, de ne pas faiblir dans mon labeur, de ne pas succomber entre tant d’épreuves. Souvent, je recevais des avis admirables. Une pensée me venait à laquelle je sentais devoir obéir. Récemment encore j’ai reçu encore plusieurs conseils. Toujours je l’ai prié…
Un soir dans mon atelier, j’appris soudain par une lettre d’un ami, qu’une de mes plus ferventes prières était exaucée : dans mon élan de reconnaissance, je me trouvai debout, la tête penchée, les bras en croix, étendus ; je murmurais ma foi entière. J’ai sculpté mon Credo en témoignage. »

En lisant ce magnifique texte, un parallèle s’établit aussitôt avec la foi de Rosa Bonheur telle qu’elle l’exprime très simplement elle-même (source : « Rosa Bonheur – Une artiste à l’aube du féminisme » – Marie Borin – Pygmalion – 2011 – 444 p. – Un livre remarquable qui balaie bien des idées reçues et des élucubrations hâtives sur la fascinante Rosa Bonheur – C’est LE livre à lire sur le sujet) :
« Celui qui se sent ému devant la nature, toute la sagesse de Dieu, éprouve un sentiment de vraie religion. Je crois en la justice de Dieu, soit en ce monde, soit dans l’autre. L’Esprit Créateur n’a pas voulu qu’il nous fût donné avant la mort de connaître le secret de la vie. Il a tenu à nous laisser libres de la diriger chacun selon notre conscience. Nous ne pouvons rien affirmer sans orgueil déplacé ou imposture : l’Esprit Créateur ne peut être ni conçu, ni jugé par notre humanité. »
Et Rosa formule de très belles prières, quoique parfois un peu curieuses, inspirées du Notre Père, du Credo ou d’autres :
« Je crois en Dieu, le Père tout puissant, éternel, créateur de tout chose éternelle ; je crois en son Fils bien-aimé, le couple sauveur, Christ androgyne, unique sommet de transformation humaine, sublime manifestation de Dieu vivant qui est en tout ce qui est ; qui a été conçu dans le sein de la glorieuse nature humaine, toujours mère et toujours vierge, qui est né, qui est mort, pour renaître toujours plus parfait, qui est monté vers l’avenir qu’il nous ouvre où seront jugés les vivants et les morts. Je crois au saint amour, Dieu vivifiant toutes choses, à la sainte Eglise où tous sont appelés en corps et en esprit, à la communion de tous les hommes, sanctifiés par le travail saint, car tous seront sauvés ; à la rémission des fautes ; à la vie éternelle ».
Que l’on rejoigne ou non Frémiet et R.Bonheur dans leurs convictions, il est en tout cas frappant de voir à quel point leur foi est personnelle et pas du tout extérieure, conventionnelle, imposée par les habitudes de l’époque.
Avr 21, 2012 | • Lectures recommandées
Dans ma note du 19 mars 2012 sur mes dernières acquisitions de livres, je mentionnais le livre de Philipe Fauré-Frémiet paru en 1934 chez Plon dans la collection « Les maîtres de l’art » : « Frémiet« .
Ce livre, que l’on trouve facilement sur les sites de ventes d’occasion, est si intéressant que je souhaite vous en faire partager quelques passages, agrémentés de photos de ses œuvres.

Emmanuel Frémiet est né à Paris en 1824 (Barye avait alors 29 ans) et mort à Paris également, en 1910 (35 ans après la disparition de Barye). Il fut le beau-père du grand compositeur Gabriel Fauré.
Les aléas de l’existence font que la famille de ce grand artiste, bien avant sa naissance, était déjà marquée du sceau de la sculpture. En effet, au début du premier Empire, le sculpteur Rude (à qui l’on doit La Marseillaise de l’Arc de Triomphe) a 20 ans. Il rencontre par hasard Monsieur Frémiet, directeur des Contributions à Dijon et qui vient de perdre son beau-père. M.Frémiet installe Rude chez lui et lui commande le buste du défunt. Se rendant compte du grand talent du jeune homme, M.Frémiet jouera pour lui le rôle de protecteur, lui payant sur ses propres deniers un remplaçant lorsque le tirage au sort désigne Rude pour entrer dans la Grande Armée. Lorsque ce M.Frémiet disparaîtra, Rude sculptera son médaillon, mystérieusement disparu depuis. Ce Frémiet avait un frère, Jacques, qui s’installa dans l’Ain et dont le fils Théophile-Auguste est le père d’Emmanuel Frémiet.
En résumé, le sculpteur Frémiet avait pour grand-oncle le généreux protecteur de Rude.

En 1823, (Théophile)-Auguste Frémiet demande la main de Joséphine Frochot. Le sculpteur vouera une admiration sans borne à sa mère. Il considère qu’elle l’a « créé deux fois : physiquement et spirituellement ». La voici décrite par Philippe Fauré-Frémiet :
« Mme Frémiet n’était ni grande ni forte. C’était une frêle créature aux traits réguliers et fins. Douée d’une extrême sensibilité, perpétuellement frémissante, jamais résignée, déclarant qu’il fallait toujours aller plus haut, elle avait une fermeté d’âme qui pouvait toucher parfois jusqu’à l’intransigeance, sans exclure, par ailleurs, toute la subtilité d’une infinie tendresse. »
Auguste Frémiet, son mari, donc le père d’Emmanuel, était visiblement instable, partagé entre des rêves de grandeur pour lui et ses deux fils et une paresse, une arrogance confondantes. Il est d’ailleurs étonnant de trouver tant de point commun dans l’enfance très dure, au bord de la misère, de Frémiet et celle de Rosa Bonheur, dont le père abandonna la famille pour rentrer dans un phalanstère, laissant mourir sa femme et se disloquer sa famille.
Les révolutions du XIXème marquèrent également les jeunes années de ces deux artistes. En juillet 1830, à 6 ans, descendant chercher comme chaque matin un peu de bouillon à l’épicerie, il entendit siffler les balles dans la rue et vit un cadavre. Son père vint le chercher mais sa mère, plus tard, ne craignit pas de l’emmener dans les rues les plus dangereuses, près des barricades : « cette jeune femme avait l’âme emplie par l’ardeur du siècle, misère et danger lui semblaient une fameuse école, à ne pas rechercher mais à ne pas craindre » écrit l’auteur.

Une anecdote montre bien l’inconséquence paternelle : en 1834, alors que le futur sculpteur a 10 ans, Mme Frémiet parvient, sur recommandation, à rentrer à l’hôpital comme surveillante et, grâce à ses qualités, elle devient rapidement une surveillante générale très appréciée. S’ouvre alors une période heureuse et de relative prospérité puisque la famille est logée à l’hôpital. Le père décide que son fils doit recevoir la meilleure éducation qui soit : il est inscrit au lycée Henri-IV et suit également les cours d’une pension renommée où il apprend notamment le maniement des armes. Mais tout est gâché par Auguste Frémiet qui « consacre, pendant ce temps, ses moments perdus à composer d’ingénieux pamphlets contre le directeur de l’hôpital »… La famille est priée de quitter les lieux et c’est la débâcle.

A 12 ans, Frémiet doit travailler. Il rentre comme apprenti chez un peintre en bâtiment, où il est l’esclave des ouvriers, devant porter des pots de plus de 20 kg. A tel point qu’un jour, malmené par un ouvrier, il sort de sa poche un couteau, l’ouvre et menace de tuer le peintre (il a 13 ans !).
Les commentaires de Philippe Fauré-Frémiet (d’un style excellent, comme tout le livre) sont intéressants :
« Cruelle année d’apprentissage qui laissa dans le cœur de Frémiet une sorte de haine aristocratique du peuple. Il aimait la foule, et toute misère dont le destin seul est coupable trouvait secours auprès de lui, mais il exécrait cet orgueil trivial par quoi tant d’impuissants se consolent de leur médiocrité en niant le mérite. Il n’admettait ni la paresse ni la lâcheté et ne pardonnait que difficilement la sottise qu’il méprisait surtout. C’est que, de l’abîme où il se trouvait à 12 ans, il s’éleva par ses propres forces, avec le seul appui d’une mère malheureuse. »
Frémiet dessine sans cesse, chez lui ou chez Mme Rude. A 13 ans, il obtient le 1er prix d’entrée contre 200 candidats à l’Ecole des Arts décoratifs. A 15 ans, il remporte au Concours annuel le 2ème prix de dessin copié dans la catégorie Figure, et, à un autre concours, le 1er prix dans la catégorie Animaux. Tout cela sous les railleries de son père qui passe à la maison de temps à autre et se moque des rêves de grandeur que forme Mme Frémiet pour son fils.
Dans son livre, Philippe Fauré-Frémiet reproduit des dessins de Frémiet et l’on ne peut qu’admirer son talent et, parfois, son humour. Ainsi d’un coq qui contemple la cheminée où rôtissent 3 poulardes et qui est sobrement intitulé : « Un veuf » !
A 16 ans, le jeune garçon entre comme apprenti lithographe dans l’atelier du peintre Werner au Muséum : il y reproduit sur la pierre, d’après les planches originales, squelettes, organes, muscles de l’homme et des animaux. On voit immédiatement tout le profit qu’il en tirera plus tard pour la sculpture, qu’il commence alors.

La vie de Frémiet n’est pas facile : il se lève tôt pour se rendre à la ménagerie du Muséum et y réaliser ses premiers ébauches, puis il commence sa journée de travail et enfin, après le dîner frugal, il suit les cours de dessin. Le grand Rude apprécie les travaux de Frémiet et lui ouvre son atelier le soir.
A 18 ans, grâce à son talent, son travail acharné et aux conseils de Rude, il devient ouvrier chez un sculpteur reconnu. Frémiet ne dit jamais son nom pour des questions de discrétion fort louable : le fils du patron avait renoncé aux sujets pieux de son père pour se consacrer à la sculpture animalière et détacha Frémiet à son service. Lorsque ce dernier avait terminé un sujet, le maître le prenait et sans y faire aucune retouche le signait de son nom !
Le soir, Frémiet travaille pour le musée Orfila : il peint des pièces d’anatomie comparée moulées sur nature. Sa réputation commence à s’étendre et il est recruté par le Docteur Suquet qui exposait des cadavres restaurés, peints, aux yeux de verre, que l’on eut dit vivants :
« Le chef-d’oeuvre de Suquet – et le sien – fut certaine charbonnière dépecée et jetée en Seine par son mari, puis repêchée et si bien reconstituée et restaurée, que sa beauté passa toutes les espérances, tous les rêves de coquetterie que, de son vivant, elle avait pu former ».
A 19 ans, Emmanuel Frémiet fait son premier envoi au Salon : une gazelle.
Frémiet n’est certes pas riche mais commence à sortir de la misère. Il gagne un peu d’argent mais sa mère le met en garde dans une lettre admirable, qu’il garda toute sa vie :
« Il est de mon devoir de t’avertir, quand je te vois dominé par un penchant dont le résultat peut être préjudiciable à ta tranquillité, car crois bien, mon cher enfant, que toutes les représentations que j’ai pu te faire étaient toujours pour toi seul que je voudrais tant voir heureux.
Raisonnons un peu, où est le bonheur ? Partout, quand on sait le trouver. Je crois que tu ne te plains pas de ton sort ; un seul point fait donc parfois ton désespoir, c’est ce désir d’argent.
C’est donc là seulement que tu dois t’observer et combattre une faiblesse qui ne peut plus, à ton âge, être considérée comme enfantillage et qui, si tu n’y prenais pas garde, te conduirait à de tristes résultats, crois-en mon expérience ; de là l’égoïsme, l’amour-propre blessé et tant d’autres choses que je ne te déduirai pas.
Regarde un peu ma vie, mon cher ami, et juge des combats qu’il m’a fallu supporter. Mais toujours je suivais la ligne droite que je m’étais imposée ; ce n’est que cela qui vous donne le contentement. Quand tu veux faire un travail, quelle persistance tu y mets ; n’obtiens-tu pas presque toujours un résultat ? Fais donc en sorte de comprendre que la société exige un peu pus et qu’il faut beaucoup faire pour elle. »
Morale janséniste du XIXème ? Non, assurément, il serait heureux que de nos jours ce genre de discours soit davantage prononcé et entendu…

Emmanuel Frémiet rencontre Marie-Adélaïde Ricourt, qui a 16 ans. Quinze jours après leur première rencontre, les jeunes gens se fiancent. Ils se marieront en avril 1854. Emmanuel Frémiet trouva là une remarquable épouse, intelligente, sensible, qui lui fut d’une grande aide.
La carrière de Frémiet est lancée : elle ne s’arrêtera plus, sauf pour de courtes éclipses qui lui font rechercher des commandes afin de pouvoir vivre.
Suite d’ici quelques jours…
Avr 5, 2012 | • La valeur d'un bronze ancien
Marthe C., de Saint-Mandé, m’a apporté une bronze de Frémiet et m’a demandé ce que j’en pensais.

Comme Emmanuel Frémiet est sans doute, à mes yeux, le plus grand des sculpteurs animaliers, j’ai déjà souvent parlé de lui ici et le referai bientôt à propos de très beau et très émouvant livre « Frémiet » de Philippe Fauré-Frémiet. Et comme, au surplus, il y a beaucoup à dire sur ce bronze, je ne m’étendrai pas à nouveau sur le vie de ce très grand artiste (1824-1910).
Ce bronze, qui mesure 30 cm de long, 36 cm de haut et 12,5 cm de profondeur, est généralement appelé « Carabinier à cheval » mais a pour titre exact : « Cavalier d’un régiment de carabiniers, en grande tenue de service à cheval« . L’exemplaire de Marthe C. est légèrement incomplet : le haut de l’épée (je n’ose dire sabre car la lame est normalement droite et non pas un peu tordue comme sur cette pièce) et le fourreau manquent, mais ces petites réparations, que je conseille, seraient très faciles à faire.

On peut voir ce Carabinier au Musée des Beaux-Arts de Rennes, en entrant à gauche, où il a pour compagnie un « Cavalier d’un régiment de cuirassier de la ligne (1852-1858) dans la position « haut pistolet » ainsi qu’un « Artilleur à cheval« .
Je tire ces noms très précis du livre co-édité par le Musée des Beaux-Arts de Dijon et le Musée de Grenoble « Emmanuel Frémiet – La main et le multiple ». Y sont également montrés (je ne mets pas les noms complets, un peu long…) un Brigadier des Cent-Gardes, un Gendarme à cheval, un Artilleur au manteau, un Zouave en grande tenue, un Zouave couché, un Zouave assis, un Chasseur à cheval, un Grenadier de la Garde, un Cheval d’armes au piquet, etc. Là aussi, les noms exacts sont impressionnants de précision. Par exemple, pour cette dernière pièce, le nom est : « Cheval d’armes d’officier du 1er régiment de carabiniers (1852-1865) en garnison à Versailles« . Toutes ces pièces ont été réalisées entre 1855 et 1865.

Que signifie cette collection ? Pourquoi Frémiet s’est-il soudainement pris de passion pour l’armée ?

Il faut chercher la réponse dans le livre de Philippe Fauré-Frémiet mentionné plus haut. Il cite une lettre de l’artiste lui-même :
« Un jour, écrit Frémiet, à une revue, une vedette d’artilleur à cheval m’avait intéressé par son originalité ; j’en fis une statuette que le surintendant vit dans mon atelier et qu’il porta à l’Empereur. Sa Majesté eut alors l’idée de me faire faire, de même, toute l’armée française, avec ce perfectionnement que les statuettes seraient complétées par de la peinture.
Explications : une « vedette » est une sentinelle à cheval ; l’Empereur est Napolon III et le surintendant est le comte de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts sous le second Empire et qui fut en quelque sorte le protecteur de Frémiet.

Le sculpteur accepte donc la commande à condition que les pièces puissent être éditées, ce qui est accepté. Connu pour son remarquable sens du détail, Frémiet raconte :
« Je pensais alors au meilleur moyen de me tirer du mauvais pas de la peinture de ces figurines. Je pris d’abord de la poussière de laine pour papiers veloutés et avec un mordant, je fis prendre cette poussière sur tout ce qui était vêtements dans les petits soldats ; les fourrures des talpacks et des paquetages furent obtenues de même avec de la soie floche hachée, les brides des chevaux découpées dans de la peau de gant ; tout ce qui dans la nature était en métal, cuirasses, casques, armes, boutons, etc., fut exécuté en bronze avec un soin microscopique, les lisérés des pantalons étaient imités par des fils de soie collés sur les étoffes. »
On imagine le travail colossal et la merveille que représentait cette collection, qui comptait 72 costumes différents et une pièce d’artillerie tirée par des chevaux.

Qu’est devenue cette série magnifique ? Le pauvre Frémiet eut hélas bien des malheurs avec elle. Outre qu’elle lui a finalement bien peu rapportée au regard du temps extrême qu’elle lui prit (il explique que l’habillage lui prenait autant de temps que la réalisation en sculpture), elle connut dès sa conception un premier épisode douloureux :
« Une fois, un précepteur du Prince Impérial trouva simple, pendant une visite d’un jeune Fleury au Prince, de livrer tous ces soldats comme joujoux aux deux enfants ; le gros oeuvre de ces statues étant en plâtre, à la fin de cette séance, il y avait 23 statuettes avariées. On les fit porter chez moi et Madame Frémiet, qui m’aidait dans les difficultés minutieuses de l’habillage des statuettes, travailla deux mois et demi à réparer le dommage ; on reporta aux Tuileries les objets remis en état, et jamais nous n’eûmes, pour cette corvée gracieuse de notre part, ni une attention ni un remerciement. »
A la lecture de ces lignes, on tremble de rage contre le précepteur imbécile et l’on imagine la tête du pauvre sculpteur en découvrant les dégâts et le peu de considération portée à son oeuvre remarquable.

Il est amusant d’apprendre que cette histoire, déformée, fut racontée par les frères Goncourt dans leur Journal. D’après eux, le Prince Impérial jouait avec les statuettes sur le plancher quand un gros homme entra, buta et tomba « en plein sur l’armée française qu’il écrase et démolit presque entièrement ». Cet homme était le Général Leboeuf. On déclara donc que c’était le « pronostic de ce qui allait arriver ». Pour éclairer cet trait d’esprit, il faut savoir que Leboeuf fut ministre de la Guerre à l’époque de la guerre contre la Prusse en 1870, qui provoqua la chute de l’Empire. Pour l’anecdote, c’est lui qui déclara : « Nous sommes prêts et archi prêts. La guerre dût-elle durer deux ans, il ne manquerait pas un bouton de guêtre à nos soldats« . Encore une occasion de méditer sur le coq, symbole de la France…

Frémiet raconte encore qu’il dût accéder au souhait de l’Empereur de figurer parmi les statuettes mais que la pièce fut critiquée par l’Impératrice (Frémiet précise « les aides de camp firent chorus », évidemment…) parce que l’Empereur auraient eu les jambes, au-dessus des genoux, trop courtes « malgré les mesures ». Frémiet dut refaire la pièce à ses frais.
Une autre fois, le surintendant commanda à Frémiet, à l’insu de l’Impératrice et pour lui en faire la surprise, une statuette du Prince impérial en grenadier de la garde. Cette fois, Eugénie le trouva trop pâle et la pièce fut rendue à son auteur… Navré, Nieuwerkerke l’acheta 300 francs pour tenter d’indemniser le pauvre sculpteur.

Frémiet cite encore un incident qu’il qualifie cette fois de comique : il avait besoin de choisir un modèle de cheval et d’homme pour réaliser son Chasseur à cheval. Il se rendit donc à la caserne d’Orsay et rencontra le Colonel. Celui-ci déclara que ce choix lui appartenait et qu’il allait donc désigner à Frémiet le modèle à retenir. Malgré les explications de l’artiste, qui ne voulait pas forcément le plus bel homme ni le plus beau cheval mais ceux qu’il considérait comme les plus intéressants, l’officier ne céda pas. Frémiet non plus et ils se quittèrent très froidement. Le modèle fut finalement mis à califourchon sur une chaise… Ce colonel me fait d’ailleurs penser à une blague un peu méchante : « Les cavaliers sont comiques : même à pied, ils vous regardent du haut de leur cheval »…

Mais le plus grand malheur qui frappa cette collection fut sa destruction complète lors de l’incendie des Tuileries par les Communards en mai 1871. Le récit de cette mise à sac, par exemple au lien ci-dessous, est poignant et son « sadisme » constitue encore l’un des grands moments d’illumination intellectuelle révolutionnaire, comme la destruction de très nombreuses statues religieuses sous la Révolution… Ne nous croyons pas à l’abri d’une nouvelle folie de ce genre.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Palais_des_Tuileries#Incendie
Seules quatre statuettes, dispersées, ont été préservées, et une douzaine, que Frémiet avait eu le temps de rééditer en bronze. Le Carabinier à cheval de Madame C. est une édition de l’un de ces modèles sauvé par Frémiet.
Ce bronze, et l’ensemble de la collection, ont donc une histoire remarquable, à garder en mémoire quand on admire les détails exceptionnels de cette pièce, qui mérite donc une légère restauration au fourreau et à l’épée. La tête du cheval, que l’on voit ici en gros plan, ne mesure que 8 cm du bout des lèvres au haut des oreilles.

Combien vaut un si joli bronze, dont la patine est également très belle ?
Il apparaît très rarement dans les ventes aux enchères donc il est bien difficile de donner avec certitude une « cote » pour cette pièce. J’en ai trouvé deux traces :
– Drouot mars 2009 : estimé 2500 à 3000 Euros, il n’a pas trouvé preneur.
– Drouot début 2012 : estimé 1500 à 2000 Euros, il a été adjugé 2000 Euros
Pour ma part, je considère que la valeur de ce bronze est plutôt de 3000 Euros minimum.
Si ces anecdotes de la vie d’Emmanuel Frémiet vous ont plu, sachez que j’en raconterai bien d’autres d’ici quelques jours à propos du livre de Philippe Fauré-Frémiet.
Vous avez un bronze animalier et voulez en savoir plus sur lui ?Envoyez-moi des photos très nettes (vue d’ensemble, signature, marque éventuelle du fondeur, dessous du socle) avec les dimensions exactes de la pièce et je vous répondrai. Envoyez ces éléments à : damiencolcombet@free.fr