En ces temps de semi-confinement, puisque bon nombre de lieux culturels sont encore fermés – mais pas les galeries d’art, heureusement ! – visitons ensemble quelques beaux musées de Paris, pas tous aussi connus que le Louvre. Après Orsay, le Petit Palais, le musée de l’Homme, Carnavalet, Cognacq-Jay, le Musée de la vie romantique, voici le musée Gustave Moreau, situé rue de La Rochefoucauld dans le 9ème arrondissement de Paris, en plein cœur de cette « Nouvelle Athènes » dont j’ai parlée dans ma précédente note sur le Musée de la Vie romantique. Je garde un excellent souvenir de la visite de cette demeure.
Ce lieu fait partie des « maisons d’artistes » que j’affectionne, comme le château de By (Rosa Bonheur), le musée d’Aix-les-Bains et tant d’autres car on a le sentiment de découvrir l’intimité de l’artiste, son mode de vie, le goût de l’époque. C’est en effet là que Gustave Moreau (1826-1898) vécut avec ses parents de 1852, date à laquelle son père acheta cette « maison-atelier », jusqu’à sa mort.
La maison de G.Moreau est étonnante : on admire les grands volumes, l’élégance sobre de la maison, son bel escalier, mais il est émouvant de savoir que, de son vivant, c’est déjà là que l’artiste envisageait un musée dédié à ses œuvres. En 1895, après la mort de ses parents et de sa chère amie Alexandrine Dureux, il commande à l’architecte Albert Lafon des transformations permettant d’adapter sa résidence à sa nouvelle vocation. « Ce soir 24 décembre 1862. Je pense à ma mort et au sort de mes pauvres petits travaux et de toutes ces compositions que je prends la peine de réunir. Séparées, elles périssent ; prises ensemble, elles donnent un peu de ce que j’étais comme artiste et du milieu dans lequel je me plaisais à rêver . » écrit-il.
Dans son testament rédigé un an avant sa mort d’un cancer de l’estomac, Gustave Moreau lègue sa maison « avec tout ce qu’elle contient : peintures, dessins, cartons, etc., travail de cinquante années, comme aussi ce que renferment dans ladite maison les anciens appartements occupés jadis par mon père et par ma mère, à l’État, où à son défaut, à l’École des Beaux-Arts, ou, à son défaut, à l’Institut de France (Académie des beaux-Arts) à cette condition expresse de garder toujours – ce serait mon vœu le plus cher – ou au moins aussi longtemps que possible, cette collection, en lui conservant ce caractère d’ensemble qui permette toujours de constater la somme de travail et d’efforts de l’artiste pendant sa vie« .
Ainsi, l’ancienne demeure de G.Moreau abrite 25 000 œuvres, presque toutes de sa main mais aussi quelques-unes d’autres artistes, acquises par lui. La maison n’est pas immense et l’on est stupéfait, en y pénétrant, du nombre de tableaux, dessins, sculptures, documents divers, de toutes tailles, que l’on peut y voir. Bien sûr, l’œil est d’abord attiré par les grands tableaux aux couleurs si étonnantes mais ce sont les dessins, intelligemment présentés et que l’on peut consulter en grand nombre, qui constituent l’essentiel de la collection. Enfin, quelques sculptures sont visibles dans les vitrines.
Né en 1826 à Paris, Gustave Moreau fut dessinateur, graveur, peintre et sculpteur. Son père, architecte de la Ville de Paris, et sa mère, fille du maire de Douai, ont tenu à lui offrir une éducation et une instruction riches, l’incitant à lire les grands auteurs classiques. Plus tard, lorsque Gustave se liera d’amitié, à Rome, avec de nombreux pensionnaires de la Villa Médicis (Bonnat, Degas, le sculpteur Chapu, etc.), sa vaste culture impressionnera beaucoup ses amis artistes.
Dessin de Gustave Moreau
Fils unique après le décès de sa sœur à l’âge de 13 ans, le jeune homme est l’objet de toutes les attentions de ses parents. Le goût prononcé de son père pour l’architecture classique et l’antiquité, un premier voyage à Rome à 15 ans ont sans doute beaucoup compté dans l’éducation de Gustave qui, après l’obtention de son baccalauréat, veut devenir peintre, ce que ses parents acceptent. Il prépare les Beaux-Arts dans l’atelier du peintre néo-classique Picot, à qui il rendra hommage jusqu’à ses derniers jours. La formation est solide : travail sur le modèle vivant le matin, copie des œuvres du Louvre l’après-midi. Deux ans plus tard, Gustave entre aux Beaux-Arts mais il est déçu par l’enseignement, qu’il juge insuffisant. « Que voulez-vous qu’ils vous apprennent ? Ils ne savent rien ! » lui explique Delacroix à qui il se confie.
Saint Georges terrassant le dragon, d’après Carpaccio – G.Moreau – Venise 1858.
Débute alors pour le jeune artiste une période en demi-teinte, où il se cherche, se forme, ne rencontre guère de succès mais laboure consciencieusement le sillon qui va l’y amener plus tard. Durant cette époque (approximativement 1848-1864), il rencontre des maîtres (en particulier Théodore Chassériau), réalise quelques œuvres assez peu remarquées, voyage en Italie durant deux ans, répond à la commande d’un chemin de croix pour l’église de Decazeville mais refuse de signer ces tableaux, très rapidement exécutés en trois ou quatre jours chacun, ce qui est stupéfiant.
Véronique essuie le visage de Jésus (Chemin de croix de Decazeville) – G.Moreau 1862
Durant toutes ces années, l’essentiel de son travail consiste à copier les grands maîtres dont il étudie longuement les œuvres à Florence, Rome, Sienne, Venise… Son talent de copiste est indéniable. Son but est de comprendre les techniques des Michel-Ange, Léonard de Vinci, Carpaccio, Botticelli mais aussi Vélasquez, Van Dyck, etc. Il s’intéresse également aux fresques romaines et aux sculptures antiques. Mais il produit très peu d’œuvres originales, désolant son père qui mourra avant de voir son fils couronné de succès.
Œdipe et le Sphinx – G.Moreau 1864 (MoMA New York)
C’est en 1864 que Gustave Moreau se fait véritablement connaître avec « Œdipe et le Sphinx« , exposé au Salon où il est acheté par le Prince Jérôme Napoléon (fils de Jérôme Bonaparte donc neveu de Napoléon Ier et cousin de Napoléon III), réputé pour être un collectionneur exigeant. L’artiste connaîtra alors une vie d’artiste connu, reconnu, décoré, formant des élèves, bénéficiant d’une certaine aisance matérielle. Moreau vend peu mais cher et se permet de ne connaître qu’une seule exposition personnelle de son vivant. Seul le siège de Paris par les Prussiens en 1870 – il s’engage alors dans la Garde nationale – puis la mort de sa mère et de son amie Alexandrine Dureux troubleront cette longue période heureuse.
Prométhée – G.Moreau 1868. Ci-dessous, un dessin préparatoire pour les vautours, réalisé à la Ménagerie du Jardin des Plantes.
Ci-dessous, une esquisse de sculpture en cire sur le même thème.
Il est fait Chevalier puis officier de la Légion d’Honneur, reçoit plusieurs médailles au Salon des Artistes Français, participe à l’Exposition universelle de 1878, n’hésite pas à refuser des commandes dont la décoration de La Sorbonne, est élu à l’Académie des Beaux-Arts, nommé professeur à l’école des Beaux-Arts où il est particulièrement apprécié de ses élèves parmi lesquels on compte Matisse, Georges Rouault, Albert Marquet, Charles Camoin, etc.
Le Juif errant – G.Moreau
Mort en 1898, il est enterré à l’église de La Sainte-Trinité, entouré de ses amis et admirateurs Degas, Odilon Redon, Puvis de Chavannes, Jean Lorrain, Robert de Montesquiou, etc.
C’est indirectement à Gustave Moreau que l’on doit le nom de symbolisme. Au Salon de 1876, il expose notamment « L’apparition » et « Hercule et l’Hydre de Lerne« . Le caractère mystérieux de ces œuvres déconcerte. Emile Zola critique ces tableaux en écrivant ceci :
« Ce retour à l’imagination a pris, chez Gustave Moreau, un caractère particulièrement curieux. Il ne s’est pas jeté de nouveau dans le romantisme, comme on aurait pu s’y attendre ; il a dédaigné la fièvre romantique, les effets faciles des couleurs, les débordements d’un pinceau en quête d’inspiration pour couvrir la toile de contrastes d’ombre et de lumière à en avoir mal aux yeux. Non ! Gustave Moreau s’adonne au symbolisme. […] Son talent consiste à prendre des sujets déjà traités par d’autres peintres et à les représenter d’une autre manière, beaucoup plus adroitement. Il peint ces rêveries – mais pas ces rêveries simples et bienveillantes comme nous faisons tous, pécheurs que nous sommes – mais des rêveries subtiles, compliquées, énigmatiques, dont on n’arrive pas tout de suite à démêler le sens. Quel est, à notre époque, le sens d’une telle peinture ? – il est difficile de répondre à cette question. J’y vois, je le répète, une simple réaction contre le monde contemporain. Elle ne représente pas un bien grand danger pour la science. On passe devant en haussant les épaules et c’est tout ».
Jupiter et Sémélé – G.Moreau
Le terme sera repris dix ans plus tard par le poète d’origine grec Jean Moreas dans « Le manifeste du symbolisme« . A propos de Moreas, je ne résiste pas au plaisir de citer le mot de Paul Valéry après l’incinération du poète : « Quelle belle fin : il s’en va comme un cigare !« .
Il est difficile de définir et cerner le Symbolisme, mouvement littéraire et artistique qui s’est épanoui à la fin du XIXème siècle en réaction au courant naturaliste dont les grands représentants littéraires sont Zola et Maupassant. Le symbolisme se caractérise par un mélange de classicisme, de mysticisme, d’onirisme, d’ésotérisme. Outre G.Moreau, citons parmi ses figures les plus illustres Mallarmé, Baudelaire, Verlaine pour la littérature, Debussy (en particulier Prélude à l’après-midi d’un faune) et Satie pour la musique, Puvis de Chavanne, Gustave Doré, Gustav Klimt, Odilon Redon, Maurice Denis, Emile Bernard pour la peinture.
Fleur mystique – G.Moreau
Il y a quelques années, le musée Paul Dini à Villefranche-sur-Saône présentait une très intéressante exposition sur le Symbolisme, qui permettait de mieux approcher – sans toutefois le comprendre parfaitement ! – ce mouvement artistique.
Éléphant des Indes – Jardin des Plantes – Dessin de G.Moreau 1881
Encore un petit mot sur Gustave Moreau et les animaux. En 1879, Antoni Roux, riche rentier marseillais et collectionneur (il achète les premiers Rodin) demande à des artistes connus d’illustrer à l’aquarelle les Fables de la Fontaine. Les 25 réalisations de Moreau étant unanimement saluées par la critique, Roux lui confie l’exclusivité des autres aquarelles et en particulier beaucoup de scènes d’animaux.
Squelette de Megaceros – Jardin des Plantes – Dessin de G.Moreau 1881
Gustave Moreau, très consciencieux comme toujours, passe donc de longues journées à la Ménagerie du Jardin des Plantes et dessine éléphants, serpents, oiseaux et des squelettes étudiées au Muséum.
Flamands roses et cigognes blanches – Jardin des Plantes – Dessins de G.Moreau 1881
Python de Seba – Dessin de G.Moreau avec indication « Hydre » car ce serpent servit pour le tableau représentant l’Hydre de Lerne
Enfin, à propos de la sculpture, on peut dire qu’elle est essentiellement pour Moreau une aide à la peinture. Il a beaucoup dessiné les sculptures antiques mais n’apprécie guère les réalisations de ses contemporains. De Rodin, il critique durement les » mélanges idiots de mysticisme de brasserie et de pornographie boulevardière, et avec cela du talent, beaucoup de talent, mais gâché par énormément de charlatanisme« .
Etudes en cire. Le cheval en plâtre blanc n’est probablement pas de la main de Moreau.
Il possède toutefois deux bronzes de Barye (ouf !) et admire beaucoup l’oeuvre de Frémiet. Comme Degas et Meissonier, il réalise des maquettes en cire et envisage la réalisation de monuments.
Dès sa réouverture, je vous conseille de visiter ce beau musée et de prévoir un long moment pour feuilleter les innombrables dessins.