Madame G. possède un beau et grand bronze de Barye, « un jaguar et un lièvre ». Cette internaute m’a d’abord envoyé, non pas des photos, mais un lien vers ceci, en me disant que son bronze ressemblait beaucoup à celui ainsi présenté, mais en 80 cm de long : http://www.insecula.com/oeuvre/photo_ME0000034249.html
Quelle chance pour cette personne si cela avait été vrai : la photo, prise au Musée du Louvre, montre un magnifique chef-modèle de Barye, qui dans le commerce vaudrait plusieurs dizaines de milliers d’Euros pour un modèle de 80 cm de long !
Je mentionne cette anecdote pour expliquer que chaque bronze est particulier : une forme générale ne peut être un critère de détermination de la valeur d’un bronze. La taille très précise, la qualité de la fonte, de la ciselure, le montage visible sous le bronze, la présence de la signature de l’artiste, éventuellement du fondeur sont indispensables pour distinguer une copie, une fonte tardive, une fonte ancienne, une fonte du vivant de l’artiste, un chef-modèle, les différences d’estimation entre ces variantes du même modèle étant considérables.
J’ai donc reçu par la suite les dimensions exactes du bronze (91 cm de long x 40 cm de haut x 36 cm de profondeur) et d’excellentes photos.
Il s’agit bien sûr du « Jaguar dévorant un lièvre » de l’illustre Antoine-Louis Barye (1795-1875), dont j’ai abondamment parlé sur ce site. Ce modèle a été créé en 1850 et édité en bronze pour la première fois vers 1857. Ce sujet a d’abord été créé en 1,037 cm de long x 39,5 cm de haut x 38,6 cm de profondeur. J’avoue être un peu surpris par les 91 cm de long qui m’ont été donnés et qui ne correspondent pas. S’agit-il d’une erreur de mesure ? Je ne sais.
Ce modèle a subi deux réductions de la part du fondeur Ferdinand Barbedienne, l’une en 41,1 cm de long, l’autre en 25 cm de long. Barbedienne a acquis le chef-modèle de cette scène en 1876 et en tira le premier exemplaire en 1877.
Je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations sur ce sujet, pourtant très classique, dans le Catalogue raisonné des bronzes de Barye, ouvrage de référence (MM. Poletti et Richarme – UDB – Gallimard), mais davantage dans le beau « Untamed – The art of Antoine-Louis Barye » de Johnston et Kelly. Ils citent notamment l’accueil que reçut ce bronze lors qu’il fut montré pour la première fois.
Les auteurs expliquent que Barye est retourné au Salon en 1850 après en avoir été absent pendant 18 ans, et a montré cette année-là le Lapithe combattant un Centaure : il rencontra un vif succès. Mais quand 2 ans plus tard, Barye montra le modèle – en terre ou plâtre – du Jaguar dévorant un lièvre, l’accueil fut encore plus chaleureux.
Voici ce qu’écrivit – de façon un peu confuse, je trouve… – Edmond de Goncourt à son propos :
« Il se fait en ce moment en sculpture le mouvement que nous avons signalé en peinture. L’école historique se meurt dans l’art qui fait palpable comme dans l’art qui fait visible. C’est le paysage qui la remplace en peinture ; ce sont les animaux qui la remplacent en sculpture. La nature succède à l’homme. C’est l’évolution de l’art moderne. »
Et quand ce modèle est apparu en bronze à l’Exposition universelle en 1855, Théophile Gautier la commenta ainsi : « C’est un poème que ce groupe, et un poème plein de significations sinistres : la force et la faiblesse, le bourreau et la victime, l’homme et la destinée. » Gautier parlera alors de Barye comme du « Michel Ange de la ménagerie », expression restée célèbre.
Bref, le modèle de notre internaute est l’une des belles pièces de Barye. Qu’en est-il maintenant de sa fonte, presque aussi importante ? Une signature « F.Barbedienne Fondeur Paris » est beaucoup moins appréciée par les collectionneurs que la marque « F.Barbedienne Fondeur » car la première est l’indication d’une fonte XXème (à partir de 1920), alors que la seconde est le signe d’une fonte XIXème, de meilleure qualité. La valeur d’un bronze peut varier du simple au double sur ce simple petit mot de « Paris » !
Ceci dit, cet exemplaire, bien que portant ce mot, est ici d’une qualité de fonte remarquable. Le montage, tel qu’on le voit sous le socle, le rapproche terriblement d’une fonte ancienne de Barye. Malheureusement, lors d’une vente aux enchères, il sera marqué « Fonte de Barbedienne Paris » et les acheteurs par internet et téléphone ne se rendront pas forcément compte de la qualité de la fonte. Du coup, de façon inévitable, l’estimation sera sensiblement plus basse.
Dessous du socle.
Quelle valeur, donc, donner à cette pièce ?
Elle a comme avantage sa signature Barye, d’être un beau modèle de cet artiste, de représenter un fauve, ce qui est toujours apprécié, d’être de grande taille (c’est aussi un inconvénient !) et d’avoir été édité par Barbedienne, ce qui montre que ce n’est pas une mauvaise fonte ou une copie.
Elle a pour inconvénient d’être très grande, donc peut-être difficile à placer, de représenter une scène cruelle (c’est absurde mais perçu ainsi…), d’être un modèle très courant et enfin d’être une fonte XXème.
Lors de ses passages en salle des ventes, cette grande pièce, dans les mêmes dimensions, a donné ces résultats :
– Paris mars 2012 mais en fonte ancienne (XIXème) : estimé 35000 à 45000 Euros mais invendu, ce qui est normal car à mon avis très surestimé.
– Marseille en juin 2010, avec la même fonte que cet exemplaire (Barbedienne fondeur Paris) : estimé 8000 à 10 000 Euros mais invendu.
– Paris décembre 2008 : estimé 20000 à 25000 Euros et adjugé à 17000 Euros, mais malheureusement je n’ai pas d’indication sur la date de la fonte.
– Londres en avril 2005 : adjugé à l’équivalent de 17600 Euros mais là non plus pas d’indication sur la fonte.
Le marché est parfois décevant car je trouve qu’une telle pièce devrait se vendre autour de 15000 Euros, mais le problème, c’est que… c’est lui qui a raison ! Les commissaires priseurs, les collectionneurs, les marchands ont tous accès aux résultats des ventes et se « calent » dessus. Ils ont donc les éléments que je viens de citer. Du coup, je pense qu’un commissaire-priseur estimerait cette pièce autour de 6000 Euros voire 7000 Euros. Encore ne faut-il pas oublier que sur cette somme, en cas de vente, il prélèvera aujourd’hui 25% voire 27% de frais ce qui laisserait au vendeur environ 4500 Euros environ…
Encore faudrait-il qu’il soit adjugé car nous avons vu qu’il y avait beaucoup d’invendus.
Vous souhaitez un avis sur un bronze animalier ? Envoyez-moi des photos bien nettes (vue d’ensemble, signature, dessous du socle, marque éventuelle du fondeur) et les dimensions exactes à damiencolcombet@free.fr. Je vous répondrai rapidement.