Voici un excellent livre que je vous recommande chaudement : la vie et l’oeuvre de Jean-Baptiste Carpeaux, remarquable sculpteur (1827-1875) dont les oeuvres m’émerveillent toujours – beaucoup plus que celles de Rodin, je dois le dire. Les sculptures de Carpeaux sont toutes en finesse, en sensibilité. Ses bustes en particulier, et bien sûr le jeune Prince impérial avec son chien Néro, possèdent un charme fascinant.
Ce livre est de Michel Poletti, qui, avec Alain Richarme, tient la galerie « L’Univers du Bronze » à Paris. Ils comptent tous deux parmi les plus grands spécialistes au monde de Barye et ont publié le « Catalogue raisonné des bronzes de Barye« , ouvrage de référence s’il en est. De son côté, Michel Poletti a aussi écrit le passionnant « Monsieur Barye« .
La douceur et la beauté de bien des sculptures de Carpeaux me faisaient naïvement penser que cet artiste avait eu une vie paisible, qu’il avait traversé le XIXème siècle comme un notable reconnu par tous après l’édification du « Génie de la danse » sur la facade de l’Opéra Garnier à Paris. Erreur : la vie de Carpeaux est marquée par la passion et les coups de coeur, les déchirements sentimentaux, une jalousie maladive vis-à-vis de sa femme, un sentiment de persécution quasi-maladif, une indépendance qui lui joue bien des tours, des revers de fortune, l’influence très négative de sa famille, etc.
Jean-Baptiste Carpeaux est né à Valenciennes et les liens entre lui et cette ville resteront très forts tout au long de sa vie. Issu d’une modeste famille d’ouvriers, il entre, encore jeune, aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier du grand Rude, le sculpteur qui a réalisé « La Marseillaise » sur l’Arc-de-Triomphe. En 1854, à 27 ans, il remporte le Prix de Rome avec « Hector implorant les dieux en faveur de son fils Astyanax » (ci-dessus) et part pour la capitale italienne. A la Villa Médicis, il ne respecte pratiquement aucune des règles de vie en vigueur et l’on s’étonne qu’il ne soit pas proprement jeté dehors. On décèle également, dès cet âge, le début de son sentiment de persécution.
Charles Garnier, architecte (Musée d’Orsay)
De Rome, il rapporte un monumental « Ugolin et ses enfants » (voir photo ci-dessous), dont on peut admirer des exemplaires au Petit-Palais à Paris et au Musée des Beaux-Arts de Lyon. On connaît également, de cette époque, le bien connu et charmant « Pêcheur à la coquille« , parfois confondu avec le « Jeune pêcheur napolitain jouant avec une tortue » de son maître François Rude.
Le génie de la danse (Musée d’Orsay)
« Le génie de la danse » est l’une des oeuvres les plus connues de Carpeaux. Elle fut commandée à l’artiste par Charles Garnier, architecte de l’Opéra de Paris. Carpeaux devait respecter strictement un certain nombre de consignes et de dimensions afin qu’il y ait une harmonie entre les différents groupes, mais Carpeaux, surnommé « la terreur des architectes« , fera comme d’habitude : se laissant emporter par sa fougue, il ne respectera guère ces impératifs. Le Génie de la danse donna lieu à une véritable bataille car le groupe fut jugé absolument scandaleux : c’est une scène orgiaque et exagérément sensuelle, lui reproche-t-on.
Voici l’une des critiques : « Ses ménades aux chaires flasques… aux seins tombants, au ventre plissé, dont les bras et les mains peuvent à peine s’entrelacer, dont les jambes qui fléchissent semblent s’avachir sous leurs corps fatigués, ne sont-elles pas ivres ? N’ont-elles pas abusé de tout ? Elles sentent le vice et puent le vin » (C.A. de Salelles).
L’oeuvre est plusieurs fois vandalisée et aurait dû être déplacée mais les évènements de 1870 détournèrent l’attention vers des choses plus graves.
Le Prince impérial et son chien Néro (Musée d’Orsay)
La vie de Carpeaux a été marquée par une jalousie maladive et sans raison vis-à-vis de sa femme, qui endura bien des sacrifices. Son mari la faisait espionner, surgissait à l’improviste au domicile conjugual, persuadé, bien à tort, d’avoir vu un amant entrer. La famille de Carpeaux, qui tenta de faire fortune en Amérique et le soutint financièrement à ses débuts, était obsédée par le « retour sur investissement ». S’immisçant de façon désastreuse dans le ménage de Jean-Baptiste comme dans ses affaires profesionnelles, elle eût une très mauvaise influence sur l’artiste, qui pourtant lui restait aveuglément attaché, en particulier à sa mère.
Jean-Léon Gérôme (Musée d’Orsay)
La fin de vie de Carpeaux fut triste et douloureuse. Dans un climat de conflit familial, de déroute financière, il souffre terriblement d’un cancer de la vessie et meurt finalement en 1875. Il est enterré à Valenciennes.
Ugolin et ses enfants (Musée du Petit Palais)
L’excellent livre de M.Poletti est très documenté, richement illustré et se lit d’une traite. On compâtit aux soufrances de l’artiste sans toutefois comprendre son aveuglement vis-à-vis de sa famille ni son ingratitude à l’égard de sa femme, sentiments issus d’un cerveau dérangé.
Buste de Madame Carpeaux (Musée du Petit-Palais)
Le livre regorge d’anecdotes touchantes ou amusantes, comme cet acharnement de Carpeaux à poursuivre l’Empereur Napoléon III pour lui montrer l’une de ses oeuvres, un grand bas-relief retraçant la réception de l’émir Abd-El-Kader à Saint-Cloud. Le plâtre avait été installé dans l’escalier d’honneur de l’Hôtel de Ville de Valenciennes, où l’Empereur se rendait en visite. Le souverain s’arrêta longuement devant l’oeuvre et demanda à rencontrer l’artiste. Mais celui-ci, qui pourtant espérait vivement retenir l’attention de l’Empereur, est dans un bistrot où il boit et se laisse persuader par de mauvais compagnons qu’avec cette sculpture, il a fait oeuvre d’allégeance à un usurpateur.
Mademoiselle Fiocre (Musée du Petit-Palais)
Carpeaux finit néanmoins par réaliser que l’Empereur est à l’Hôtel de ville et a sûrement vu son bas-relief. Il file en courant mais trop tard : la cour impériale quitte le bâtiment et un garde l’empêche de passer. Abattu, Carpeaux part pour Lille où Napoléon III doit faire une halte. Las, le train déraille et Carpeaux arrive trop tard. On lui donne alors une invitation pour le bal où il verra l’Empereur. Mais le parquet de la salle de bal fait entendre des craquements inquiétants : le bal est annulé et la salle évacuée ! Carpeaux, écoeuré, repart pour Valenciennes mais s’endort et ne se réveille qu’à Arras.
Buste de la Marquise de Lavalette (Musée du Petit-Palais)
Décidément tenace, Carpeaux apprend que l’artiste doit passer à Amiens. Il fait emballer le grand bas-relief et repart en train à la poursuite de l’Empereur. Mais arrivé sur place, très inquiet par l’énorme paquet, un employé de la Préfecture croit à une machine infernale destinée à un attentat et fait arrêter Carpeaux, qui sera libéré trop tard pour voir Napoléon III. A l’archevêché, on lui conseille de se rendre à la Cathédrale, où l’Empereur doit assister à un Te Deum. Il y va , toujours avec son bas-relief, et l’expose sous le porche de l’église. Hélas, la foule est si dense que personne ne prête attention à lui… Enfin, couronnement de tant de persévérance, l’artiste obtient de pouvoir installer son oeuvre à une exposition d’art que Napoléon doit visiter. Cette fois, l’Empereur s’arrête longuement devant le bas-relief. Carpeaux, caché derrière une colonne, surgit et peut enfin parler au chef d’Etat, et lui arracher la commande du bas-relief en marbre ou en bronze.
Le triomphe de Flore (Musée de Karlsruhe)
Voici encore une anecdote amusante qui montre bien l’indépendance d’esprit de Carpeaux. Un amateur lui commande un jour une oeuvre sur le thème de Polyphème écrasant Acis sous un rocher (ce qui ne risquerait plus guère d’arriver de nos jours !). Carpeaux, toujours en manque de fonds, encaisse la confortable avance mais ne se met guère au travail car le sujet ne l’inspire pas. Et lorsque le client, excédé, exige de voir où en est l’artiste, celui-ci lui montre un tas de terre informe : « Le voilà, votre groupe ».
« Ca, vraiment ? Sans doute, c’est le rocher. Ah ! oui… où est donc Acis ?
– Mais, sous le rocher. Il est écrasé, on ne peut le voir.
– Vrai. Et Polyphème ?
– Bah ! Vous croyez qu’il serait resté là après avoir fait le coup ? »
« Jean-Baptiste Carpeaux, L’homme qui faisait danser les pierres«
Michel Poletti
Gourcuff Gradenigo Editeur – 2012 – 210 p. – 39 €