Monsieur C. de Versailles possède un joli bronze, « une panthère dévorant un échassier » écrit-il, signé Barye et il souhaite avoir des informations et une estimation de sa valeur.
Ce bronze est bien d’Antoine-Louis Barye (1795-1875), dont j’ai souvent parlé sur ce site. Le titre exact de l’oeuvre tel qu’il apparait au numéro 67 dans le catalogue des bronzes de Barye publié vers 1860 est : « Ocelot emportant un héron ». Il est alors vendu au prix de 135 francs. Il est précisé que la longueur de la plinthe (le socle) est de 32 cm. Par comparaison, le tout petit lapin est vendu à 3 francs (2 francs sans terrasse), les cerfs (marchant, de Java, axis, du Gange, etc.) autour de 20 francs. On comprend qu’il s’agit d’une des grandes pièces de Barye, parmi les plus chères parmi les animaux, au même rang que « l’élan surpris par un lynx » (les personnages et les candélabres sont généralement d’un prix encore plus élevé).
Selon le « Catalogue raisonné des sculptures de Barye », de MM.Poletti et Richarme (Gallimard), le modèle a été créé en 1839. Dans « La griffe et la dent » (Les dossiers du Musée du Louvre), il est mentionné comme « apparu dans le catalogue Barye 1844 ».
Barye révèle encore ici son génie non seulement de modelage des animaux mais aussi de la mise en scène. Il n’a jamais quitté Paris et en tout cas n’est jamais allé en Amérique donc cette scène est sortie de son imagination. L’ocelot, parfois confondu avec le serval qui lui est africain, est un petit fauve d’Amérique du sud, pesant une bonne dizaine de kilos et mesurant 1,50 m du museau au bout de la queue. Il s’apprivoise bien : Salvador Dali en possédait un, du nom de Bambou, qu’il emmenait partout.
Notre ocelot a donc attrapé un héron : l’habileté du sculpteur est de montrer la victoire du fauve, rond, ramassé, satisfait, par contraste avec la grandeur déchue du héron si beau en vol mais dont les grandes ailes, les grandes pattes, le grand cou sont désormais épars, inutiles, ridicules. L’ocelot semble sans pitié pour ce monarque réduit à l’état de simple proie mais le fauve est encore tendu par la bataille qui a dû faire rage, à grands coups de bec et de griffes, de plumes envolées. C’est le romantisme de la nature sauvage et sans pitié qui ressort ici.
Monsieur C. donne les dimensions suivantes pour son bronze : 31,5 cm x 13,8 cm pour la terrasse. Le « Catalogue raisonné » donne plutôt 31,7 cm x 14,3 cm et dans « La griffe et la dent », on trouve 31,3 cm x 16,1 cm.
D’où viennent de tels écarts, trop importants pour être simplement le résultat d’une erreur de mesure ou des différentes fontes du même modèle ?
Dans « La griffe et la dent », ce ne sont pas les dimensions de la terrasse qui sont données, mais celles du bronze dans sa plus grande largeur, c’est à dire d’une aile du héron à l’autre. A ma demande, Monsieur C. a remesuré son bronze et il arrive exactement au résultat espéré : 16,1 cm de large (les 0,2 cm d’écart sur la longueur, soit 0,6%, n’ont pas d’importance sur un bronze de cette taille).
L’écart avec le « Catalogue raisonné », qui précise bien que ses mesures sont celles de la terrasse, a une autre explication, semble-t-il : ce bronze a été créé en deux versions, l’une avec une terrasse fine puis une autre avec une terrasse épaisse. Le Catalogue raisonné donne les dimensions du premier modèle et notre collectionneur possède l’un des exemplaires du second modèle. On notera que lors de la très belle vente Fabius en octobre 2011, c’est un exemplaire de cette version qui a été vendu par Sotheby’s.
On retrouve ce héron à terre dans une autre oeuvre de Barye : l’aigle tenant un héron. C’est exactement le même oiseau, dans la même position, au-dessus duquel l’artiste a placé un grand aigle aux ailes déployées (en deux versions légèrement différentes).
Outre la signature BARYE soulignée d’un trait, le bronze de Monsieur C. porte deux indications importantes : d’une part la marque du « F.BARBEDIENNE Fondeur », d’autre part le dessous du socle, avec le montage en plusieurs parties assemblées à vis, les deux barres, un numéro à l’encre (1080). Tout ceci indique évidemment une bonne fonte de Ferdinand Barbedienne de fin XIXème. La mention « Paris » sur la marque du fondeur aurait daté la fonte du XXème, ce qui est beaucoup moins apprécié. Notre amateur a également relevé une lettre « i » gravée sous le bronze et sur chacun des deux montants. Il s’agit probablement d’une indication pour le montage des différents morceaux de la pièce.
Quelle estimation pour ce beau bronze ? Curieusement, les résultats de ventes aux enchères donnent des chiffres très disparates. Mettons de côté les 15000 Euros de la vente Fabius en 2011, le bronze vendu présentant une ciselure exceptionnelle. On trouve par ailleurs :
– Drouot juillet 2006 : estimé 1500 à 1800 Euros mais invendu, ce qui est très étonnant (la pièce présentait-elle des défauts ?)
– New York Christie’s avril 2003 : adjugé l’équivalent de 18 800 Euros frais compris, donc plus qu’à la très belle vente Fabius de 2011. Les photos montrent une ciselure identique à la pièce de notre collectionneur.
– Rambouillet mars 1995 : adjugé l’équivalent de 3 400 Euros
– Londres mai 1991 : adjugé l’équivalent de 4700 Euros
Par comparaison avec des estimations récentes d’une pièce proche, l’aigle et le héron, je pense que ce très beau sujet pourrait être estimé autour de 3000 à 4000 Euros.