LA VALEUR D’UN BRONZE : « COUPE AU VAUTOUR ET AU RENARD » DE J.MOIGNIEZ
Monsieur ou Madame A. m’envoie des photos d’une « petite desserte en bronze » ayant les dimensions suivantes et me demande un avis. Elle est signée de Moigniez. Diamètre du plateau : 27 cm – Hauteur totale 21 cm – Poids 3,280 gr
Jules Moigniez est né à Senlis en 1835 et, malade, mit fin à ses jours à St-Martin du Tertre en 1894. Il a modelé de nombreux oiseaux, après des études auprès de l’excellent sculpteur Comolera. Il a régulièrement exposé au Salon entre 1859 et 1892 et eut semble-t-il plus de succès à l’étranger (Grande-Bretagne et Etats-Unis) qu’en France. J’ai déjà parlé de lui dans la note à propos du Faisan et de la belette.
Je trouve que les bronzes de Moigniez sont généralement trop maniérés : ses animaux n’ont ni la vigueur et la force de ceux de Barye, ni le naturel de ceux d’Isidore Bonheur. Je lis à peu près le même avis dans le Dictionnaire des bronzes du XIXème, de Pierre Kjellberg : « Les qualités plastiques des œuvres de Moigniez ne le classent pas parmi les meilleurs artistes du genre et l’on peut lui reprocher un excès de détail dû à une ciselure souvent trop fignolée, excès racheté, il est vrai, par une certaine élégance des attitudes ».
La coupe de notre internaute est très jolie : le vautour est tout à fait réussi, le renard est amusant et le plateau, orné de chamois, lapins et rapaces, est finement ciselé. La signature est curieuse car le nom de Moigniez est généralement en écriture cursive. Il semble ajouté postérieurement. Néanmoins, la coupe n’a pas l’air d’être une copie.
Pour estimer une oeuvre, je fais généralement appel à mon intuition et mon expérience, puis je consulte des catalogues de ventes aux enchères ou les résultats de ces ventes. Dans la plupart des cas, mon intuition se trouve confortée par mes recherches. Curieusement, ça n’a pas été le cas avec cette coupe.
La qualité de la signature – Moigniez est un sculpteur reconnu – l’originalité de la composition, la qualité de la ciselure m’auraient fait estimer cet objet d’art autour de 1000 Euros, voire plus. En réalité, je note que la même coupe a été adjugée le 5 déc. 2011 à Bruxelles au prix de 300 Euros. Le 19 février 2012, à St-Germain-en-Laye – où elle avait pourtant été vendue 1000 en avril 2007 – elle a été estimée 300 à 400 Euros mais n’a pas trouvé preneur. Une autre coupe encore, plus haute mais plus simple, était estimée en 2009 autour de 90 à 120 Euros.
Ainsi, les objets d’art de Moigniez – comme ceux de Cain, donc – sont cotés à un niveau faible.
D’où cela peut-il venir ? D’une part, Moigniez a une cote beaucoup plus basse que Barye, Mêne, Frémiet, Isidore Bonheur, etc. Je me souviens d’une belle galerie spécialisée à Paris qui me disait : « Si vous avez des petits moyens, achetez un Moigniez, car ce n’est pas cher » !. D’autre part, le sujet du vautour est souvent peu apprécié. Enfin, il semble que la mode des objets d’art plus ou moins utilitaires en bronze soit totalement passée, probablement parce qu’ils sont plus difficiles à placer dans un intérieur qu’un bronze que l’on mettra sur une cheminée ou dans une étagère.
Il faut donc admettre que cette coupe a une valeur de l’ordre d’environ 300 Euros selon moi, estimation que je trouve néanmoins… tristement basse.
ALLEZ AUSSI FAIRE UN TOUR AU MUSÉE D’ORSAY !
Après ma recommandation, il y a quelques jours, d’aller visiter l’aile Richelieu du Louvre, je vous incite également à vous rendre a Musée d’Orsay à Paris pour admirer quelques oeuvres des grands sculpteurs du XIXème siècle.
Comme il est interdit de prendre des photos à l’intérieur du Musée, même sans flash, je ne peux illustrer cette note qu’avec quelques images des oeuvres monumentales situées sur l’esplanade du Musée ou dans le beau jardin des Tuileries.
Devant l’entrée d’Orsay, on peut admirer le « Rhinocéros indien » de Jacquemart, le « Cheval à la herse » de Rouillard et « l’Éléphant pris au piège » d’Emmanuel Frémiet.
Il est amusant de noter que dans la réduction de cette dernière pièce, Frémiet a fait plusieurs modifications : la lourde roue et le babouin ont disparu, et c’est désormais la patte arrière qui est retenue.
Une rangée de grandes statues féminines représente également les différentes parties du monde et j’ai eu la surprise d’y voir, aux côtés de l’Océanie, un amusant kangourou, ce qui est bien rare dans la sculpture de cette époque.
Aux Tuileries, près de la rue de Rivoli, deux impressionnantes scènes de Cain (le gendre de Pierre-Jules Mêne) : « Rhinocéros indien attaqué par deux tigres » et « Lion et lionne se disputant un sanglier ». J’avoue que ces deux grandes pièces, dont je ne me souvenais plus bien, m’ont réconcilié avec Cain, à qui j’ai souvent reproché l’air pompeux de certains de ses animaux.
A l’entrée du Musée, on est accueilli par une autre pièce monumentale (3,60 m de haut !), qui laisse une impression terrible : elle représente Gérôme, peintre et sculpteur de très grand talent, sculptant un combat de deux gladiateurs. Un examen attentif de la pièce laisse confondu par le génie de l’artiste. Le mirmillon, vainqueur du rétiaire, a dû livrer un combat acharné car une partie du filet du vaincu est restée accrochée à sa ceinture, prise dans un fermoir en forme de poisson, le reste du filet ayant visiblement été tranché d’un coup de glaive et gisant à terre, avec la fourche du rétiaire. Le vainqueur, attendant de la tribune d’honneur un signe pour l’exécuter ou le gracier, a posé son pied sur le vaincu qui, paniqué, lève trois doigts et réclame la clémence. Le mirmillon porte un bouclier recouvert d’une peau de crocodile.
Ce grand bronze est de Jean-Léon Gérôme lui-même pour la scène de combat et d’Aymé Morot pour Gérôme, que l’on voit travailler la ceinture d’un des gladiateurs. A noter que le combat est directement inspiré du tableau de Gérôme « Pollice verso ».
On pense ici à une scène du même ordre, visible dans le jardin du d’histoire naturelle à Paris, représentant Frémiet qui sculpte l’une de ses œuvres, le combat de l’ours et du dénicheur d’oursons.
Si l’on aime les bronzes du XIXème et en particulier les grands sculpteurs animaliers, la visite du Musée d’Orsay provoque une sorte de fièvre et d’euphorie : on y admire en réalité, et non plus seulement en images, de nombreux chefs d’oeuvre de Frémiet, Barye, Bugatti, Gardet, Riché… Impossible de les énumérer toutes mais il faut voir :
– La première version de la Jeanne d’Arc de Frémiet, celle qui fut remplacée par l’actuelle place des Pyramides (j’aurai bientôt l’occasion d’expliquer l’histoire incroyable de ce remplacement). De Frémiet également, le Chevalier errant.
– Un très étonnant meuble comprenant de nombreux bas-relief de Frémiet, dont un grand « Triomphe de Mérovée », dont il faut admirer les buffles d’Asie.
– Les chasseurs d’alligator, immense bas-relief de Barrias, et « Les chasseurs d’aigles » de Coutan.
– Une version colorée et partiellement émaillée du « Cavalier tartare arrêtant son cheval » de Barye.
– Le combat des panthères, de Riché
– La collection des bronzes de Bugatti
– La vitrine des bronzes de Pompon
et tant d’autres…
Au 1er étage, dans le petit couloir passant au-dessus de la porte d’entrée, une série de terres, moules, cires, plâtres, bronze explique parfaitement le processus de la fonte à la cire perdue et, à côté, celui de la reproduction en marbre des sculptures en bronze.
Une visite passionnante.
LA VALEUR D’UN BRONZE : « LE LION » DE A.JACQUEMART
Quelques jours après l’envoi du Groupe de bœufs (cf. note ci-dessous), j’ai reçu de Monsieur Marc S. des photos d’un autre bronze de Jacquemart.
Ayant rédigé une longue note sur les bœufs, je vais être plus bref à propos de ce fauve, mais je souhaitais le montrer car il absolument magnifique.
Presque tous les sculpteurs du XIXème et du début XXème ont réalisé au moins un lion : de Barye à Delabrierre, de Cain à Fratin, de Valton à Bugatti, cet animal semble les avoir tous fascinés par sa force, sa sauvagerie ou l’expression de noblesse. Quelques exceptions, toutefois, et non des moindres : Pierre-Jules Mêne – qui auraient néanmoins réalisé un « Lion de Haute-Nubie » dont on n’a jamais retrouvé trace – et Emmanuel Frémiet, qui préférait apparemment les ours.
Les lions ont été reproduits avec plus ou moins de bonheur. Ceux de Delabrierre et Cain sont un peu trop fiers et pompiers, ceux de Fratin sont ébouriffés et ne ressemblent pas vraiment à des lions, ceux de Barye sont presque tous très beaux, à l’exception du « Lion n°3 » dont la parfaite mise en pli montre qu’il sort visiblement de chez le coiffeur… Bien souvent, ces lions sont trop musclés, comme si ces fauves pratiquaient la musculation dans des salles de sport, ou bien ils sont curieusement bossus.
Or il n’en est rien avec ce lion de Henri Alfred Jacquemart (1824-1896). Au Jardin de Plantes à Paris, on peut admirer un autre de ses lions dans une attitude extrêmement naturelle : pattes avant légèrement fléchies, il hume le sol. Ici, l’animal est plus statique, dans une pose moins originale, mais du coup il paraît plus sobre que beaucoup. La crinière n’est pas exagérément abondante, ni parfaitement peignée, et la musculature de la bête reste dans des proportions raisonnables. Levant un peu la tête comme s’il prenait le vent, il semble en alerte sans prendre la pose pour l’éternité ! On note également qu’il possède un corps assez long, comme il se doit. Beaucoup de sculpteurs en ont fait un animal court et trapu, ce qui est une erreur.
Jacquemart a réalisé une lionne dans une attitude très proche, qui fait donc le pendant. Elle mesure 30 cm de long alors que le lion de notre internaute fait 33 cm. Elle a été adjugée 5000 Euros à St-Germain-en-Laye le 1er juillet 2007.
Elle était certes très belle, mais ce prix me semble toutefois un peu trop élevé. Il y a peut-être une explication à cela : elle semble la très exacte copie d’un exemplaire mis en vente chez Sotheby’s à Londres en novembre 2006 et qui n’a pas été vendue. Or le catalogue précisait qu’il s’agissait d’un chef-modèle. Il n’est pas impossible que cette pièce d’exception ait en fait traversé la Manche pour être reproposée à Paris.
Le lion de Monsieur Marc S. a peut-être un aussi beau pedigree que la lionne, mais ce serait étonnant. S’il s’agit d’une bonne fonte mais pas d’un chef-modèle, je pense que ce lion pourrait être estimé autour de 3000 Euros, ce qui est déjà élevé pour une signature certes de qualité mais qui n’est pas Barye.
LA VALEUR D’UN BRONZE : « LES BŒUFS » DE A.JACQUEMART
Monsieur et Madame B. m’envoient pour avis les photos d’un groupe de bœufs reliés par un joug. Sur le socle, deux marques : A.Jacquemart et F.Barbedienne Fondeur.
J’aime beaucoup les œuvres du sculpteur Alfred Jacquemart. Elles sont presque toujours très soignées, très élégantes. Ceux qui ont visité le Musée d’Orsay à Paris ont forcément remarqué le magnifique et monumental Rhinocéros indien sur l’esplanade du Musée, où il a pour voisin un cheval à la herse et un éléphanteau entravé. Ce rhinocéros était autrefois installé au Trocadéro.
Henri Alfred Jacquemart est né à Paris le 22 février 1824 et y est mort le 4 janvier 1896. Élève des Beaux-Arts, il étudia la peinture et la sculpture, puis présenta régulièrement des œuvres au Salon, de 1847 à 1879, et y reçut nombre de distinctions, dont une médaille en 1857 et une autre en 1865. Il voyagea en Orient (Turquie, Egypte).
Comme beaucoup de sculpteurs, il réalisa des petites pièces pour la maison Christofle, orfèvre.
A Paris, on peut voir plusieurs de ses œuvres : outre le Rhino du Musée d’Orsay, citons les deux griffons (animaux fabuleux) de la fontaine Saint-Michel, deux lions en bronze à l’une des portes de l’Hôtel de ville de Paris, les quatre Évangélistes de l’église Saint-Augustin, les lions en bronze de la place Félix Eboué, etc…
Ses bronzes ont été fondus majoritairement par la fonderie du Val d’Osne, par Susse et par Barbedienne.
Parmi les œuvres les plus connues de Jacquemart, il y a « le chien et la tortue », très fréquent en salle des ventes mais remarquable. Un chien de chasse assis incline la tête presque jusqu’au sol pour observer attentivement la tortue. Le lourd collier du canidé lui tombe presque sur les yeux et on le devine très intrigué par ce drôle de petit animal qui va son chemin sans inquiétude. Un peu moins réussi, mais très connu, Jacquemart a réalisé un loup, la queue entre les pattes. J’ai déjà eu l’occasion de parler de l’éland attaqué par un serpent, que l’on peut admirer au Musée d’Aix-les-Bains. L’antilope est magnifique.
Revenons à nos bœufs.
Le Dictionnaire des bronzes du XIXème siècle (P.Kjellberg) précise que le « Groupe de bœufs » a été édité en bronze par Barbedienne en trois tailles : 24, 18 et 9,5 cm. Malheureusement, on ne sait si ces mesures se rapportent à la hauteur ou à la longueur. Or, Monsieur et Madame B. nous indiquent que leur pièce mesure 20 cm de haut, 20 cm de large et 35 cm de long. La marque du fondeur (« F.Barbedienne Fondeur ») semble bonne et indique a priori une fonte de fin XIXème ou début XXème, mais les dimensions ne sont pas celles indiquées dans le Kjellberg, ce qui est étonnant. Je note d’ailleurs que ce ne sont pas non plus celles relevées lors des derniers passages de ce modèle en salle des ventes. Ceci peut introduire un léger doute sur le caractère original de l’exemplaire de nos internautes, mais il est a priori balayé par la qualité de la signature du fondeur. Cet écart sur les mesures peut également (probablement ?) venir d’une confusion entre longueur totale et longueur du socle.
Observons maintenant de plus près nos bœufs. Ils ont l’air moyennement puissants, leurs corps rappelant presque celui de vaches bien charpentées. On sent bien la contrainte que constitue le joug, solidement attaché, et qui semble empêcher la vie propre de chaque animal, comme s’il avait hérité d’un frère siamois bien encombrant. Les deux bovins en sont donc réduits à une sorte d’apathie, de résignation face au violent effort qui leur sera demandé dans un instant.
Néanmoins, j’apporterai trois critiques à ce bronze. En premier lieu, il semble un peu trop statique, ce qui est probablement dû au fait que les deux animaux sont quasiment identiques, dans une attitude très figée. En second lieu, la ciselure me paraît très sommaire : si la tête des bovins est bien détaillée, il n’en est pas de même pour le reste du corps, trop lisse à mon goût. Enfin, et surtout, l’attache de la queue est très curieuse et pas du tout réaliste. On dirait qu’elle a été rapportée tardivement et pour ainsi dire plaquée maladroitement sur le corps de l’animal, pourtant bien fait au plan morphologique. On distingue parfaitement une sorte de « marche » qui n’existe pas dans la réalité, la naissance de la queue étant en fait dans le prolongement de la colonne vertébrale.
C’est à mon sens le défaut majeur de ce bronze, ce qui est très étonnant de la part d’un grand sculpteur comme Jacquemart. Je parlerai bientôt d’un de ses lions qui est au contraire d’une rare élégance.
Quel valeur donner à ce groupe de bœufs ? Comme précisé plus haut, les dimensions des pièces relevées en ventes aux enchères ne collent pas exactement avec celles données dans le Kjellberg, bien qu’elles s’en rapprochent, ni avec celles communiquées par nos internautes. Voici néanmoins quelques indications :
– Bruxelles en 2006 pour un exemplaire mesurant 9 x 17 cm : adjugé à 950 Euros.
– Paris en 1997 pour un autre exemplaire de 10 x 17 cm : adjugé à l’équivalent de 1100 Euros.
– Londres en 2002 pour un exemplaire de 19 x 27,6 cm, fonte Barbedienne : estimé entre 3000 et 4000 Euros mais invendu.
L’exemplaire de nos internautes est visiblement le plus grand des trois réalisés par Barbedienne. Il a donc pour défaut les trois points mentionnés ci-dessus, mais a comme atout sa grande taille et surtout une bonne signature. Je pense qu’en salle des ventes, il pourrait donc être estimé autour de 2000 à 2500 Euros.