Le sociologue Gilles Lipovestky a publié récemment chez Gallimard un nouvel essai écrit avec Jean Sarroy : « L’esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste » (Coll. « Hors Série Connaissance » – 2013 – 23,50 €) 

A cette occasion, le magazine L’Express du 29 mai 2013 a publié une longue interview de G.Lipovestky.

Le sociologue y explique que nous vivons « un temps suresthétisé et qui, néanmoins, ne se traduit pas par un sentiment d’embellissement du monde« . Effectivement, on n’a jamais autant parlé d’esthétique qu’aujourd’hui, et partout dans notre vie : le design est omniprésent, du presse-citron à la voiture, on parle de « relookage » d’un appartement ou d’une maison, de la ligne d’un ordinateur ou d’un téléphone, mais à l’inverse la télévision livre des émissions vulgaires et laides, les entrées de villes sont défigurées par d’affreux panneaux de publicité.

Selon Lipovestsky, cette omniprésence de l’art correspond à un 4ème âge de l’art : après l’art pour les divinités (totems primitifs, temples, cathédrales…), l’art aristocratique des palais, des salons et des cours puis l’art pour l’art des temps modernes (celui des musées et de la « religion de l’art« ), voici l’art impulsé par le marché qui d’une part est « pour tous« , d’autre part se transforme et évolue en permanence et très rapidement. Le sociologue date le début de ce 4ème âge du milieu du XIXème siècle, avec l’avènement du capitalisme, puis des grands magasins et de la grande consommation, et nous serions « au stade terminal, hypermoderne, du capitalisme artiste« .

Cette phase « terminale » se caractérise par des mutations très accélérées (la mode dure très peu de temps, les modèles sont renouvelés en permanence) et par « l’hybridation de sphères qui, autrefois, étaient disjointes » : l’art et les grands magasins, le design et les objets utilitaires, la recherche de belles lignes et l’informatique, etc. Le but de cette introduction de l’art dans notre univers quotidien, de notre cuisine à notre garage, est évidemment de mieux vendre, en jouant sur la corde sensible du consommateur : l’émotion et non plus simplement la recherche de l’efficacité.

L’artiste ne trouve aujourd’hui réquisitionné par de grandes marques, des agences de publicité, des maisons de mode, et devient autant entrepreneur qu’artiste. Même si les peintres, musiciens, sculpteurs d’autrefois n’oubliait pas leur intérêt, le but de grand nombre d’artistes d’aujourd’hui est surtout d’être connu et de faire plus ou moins fortune, et non plus d’inscrire une belle et grande oeuvre dans l’histoire.

Le sociologue détaille aussi de quelle façon notre époque propose un immense accès aux oeuvres d’art, comme cela a rarement, voire jamais, été le cas par le passé : grâce à l’informatique, au cinéma, à la radio, aux musées, à la diffusion des livres, aux facilités de transport, tout le monde ou presque peut, dans des conditions remarquables, contempler les tableaux les plus remarquables, écouter les plus grandes oeuvres des compositeurs, visiter les musées et les monuments du monde entier. Mais Gilles Lipovetsky ne considère finalement pas que c’est forcément un progrès : d’une part, le « capitalisme artiste » produit un grand nombre d’oeuvres de très médiocre qualité, d’autre part « le visiteur contemporain qui reste dix secondes devant une toile de Titien, qu’en tire-t-il ? Que comprend-il à ce qui fait la substance même de la beauté ? »

En fin d’interview, dans laquelle à mon avis on assimile un peu vite art et design, le sociologue donne un conseil : selon lui, il faut « investir la dimension esthétique créative« , miser sur la qualité, gage de succès économique majeur pour l’Europe.

Mais les derniers mots de l’auteur forment un constat assez amère mais réaliste : « Le capitalisme artiste globalisé et l’individualisation de notre rapport au monde s’accompagnent du sentiment de passer à côté de la « belle » vie. La société suresthétisée ne conduit pas à une humanité toujours plus heureuse.« 

Voici une excellente transition vers une prochaine note relative au livre de Charles Pépin : « Quand la Beauté nous sauve » !