Cette note fait suite aux deux premières, publiées il y a quelques jours. J’en recommande la lecture avant d’aborder celle-ci. J’agrémente ces notes, dans un but purement décoratif, de photos d’oeuvres d’art qui n’ont généralement pas de lien avec la note elle-même.
L’art contemporain fait couler beaucoup d’encre : est-ce vraiment de l’art ou n’est-ce pas plutôt une thèse intellectuelle appuyée par de la matière ? Qui décide qu’il s’agit d’art et d’artiste ? Comment apprécier des oeuvres très rebutantes, incompréhensibles, parfois même dénuées de toute matérialité ? N’abuse-t-on pas de la crédulité du public – en fait pas toujours si crédule ? Tout cela ne recouvre-t-il pas un vaste système spéculatif en comparaison duquel le système Madoff est celui d’un voleur de billes ? Au contraire, n’est-ce pas un art révolutionnaire dans le bon sens du terme, mais qui, plus difficile, demande une « éducation » à recevoir et une sensibilité particulière à acquérir ? Pourquoi l’art contemporain occupe-t-il de nos jours une place aussi hégémonique dans les médias, les expositions, les salons officiels, les commandes publiques ? Pourquoi commence-t-on trop souvent à parler d’art aux petits enfants avec des oeuvres incompréhensibles pour eux, au lieu de leur montrer d’abord les bases classiques ?
J’ai évoqué, il y a déjà 3 ans, un livre, contesté par certains, portant une volée de bois vert aux abus de l’art contemporain : http://www.damiencolcombet.com/archive/2010/03/30/la-grande-falsification.html (et voir aussi, pour rire un peu : http://www.damiencolcombet.com/archive/2011/11/18/un-nettoyage-qui-coute-cher.html).
Je voudrais évoquer ici une petite polémique assez récente (il y a deux ans) et intéressante.
Paul Chenavard – Jean Gautherin (XIXè)
Situé rue de Poissy dans le 5ème arrondissement de Paris, le Collège des Bernardins créé au XIIème siècle constitue un ensemble remarquable d’architecture médiévale et riche d’une grande histoire, puisque ce fut pendant plusieurs siècles un haut lieu de formation intellectuelle et chrétienne, participant au rayonnement de Paris dans toute l’Europe. Confisqués à la Révolution, les bâtiments servirent successivement de prison, d’entrepôt, de collège, de caserne de pompiers, d’internat pour l’Ecole de police, avant d’être finalement acquis par le Diocèse de Paris et remarquablement restaurés.
Le Collège des Bernardins (http://www.collegedesbernardins.fr/) est aujourd’hui à nouveau « un lieu du dialogue intellectuel et spirituel sans lequel les grands tournants de l’histoire ne peuvent se prendre dans la sérénité« , selon les mots de Mgr Vingt-Trois, Archevêque de Paris. Ce lieu abrite des activités d’enseignement, de recherche, de débats, d’expositions, etc. C’est précisément le lieu d’exposition artistique qui nous intéresse ici.
Voici la présentation de la dimension artistique sur le site internet du Collège des Bernardins :
L’art révèle à l’homme ce que les mots ne peuvent dire et qui jaillit de la sensibilité créatrice des artistes. Il explore les profondeurs de l’âme humaine. Il exprime la condition de l’homme et les interrogations et les attentes de son époque.
Ainsi, au Collège des Bernardins, une place importante est donnée à l’expression artistique (arts plastiques, musique, arts vivants…). L’art contemporain est privilégié au regard du patrimoine artistique, en permettant chaque fois que c’est possible une rencontre du public avec les créateurs ou les interprètes.
Et sur un autre onglet « Questions d’artistes » :
La création contemporaine au Collège des Bernardins souhaite donner place à une recherche exigeante sur l’humanité de l’humain et son devenir.
La programmation « Questions d’artistes » confirme sa volonté de présenter l’art comme une expression significative, autant que le sont la science et la philosophie, des conceptions, des recherches et des questionnements des hommes de notre temps.
Mobilier – Hector Guimard (XIXè – XXè)
Du 23 avril au 12 septembre 2010, s’est tenu au Collège des Bernardins une exposition joliment intitulée des mots de la philosophe Simone Weil « La pesanteur et la grâce » et présentant les oeuvres de 5 artistes : E.Becheri, C.Innes, G.T.Stoll, E.Van der Meulen, M.Wéry.
J’emprunte au dossier de présentation (consultable à cette adresse : http://www.collegedesbernardins.fr/templates/standard/images/pdf/dossier_presse_pesanteur_grace_25-05-10.pdf) les quelques extraits suivants :
Le caractère spiritualisant des œuvres tient au fait que les images créées ne sont pas déterminées par avance mais naissent de la manipulation des matériaux bruts pour provoquer un effet sur le spectateur, le faire accéder à la dimension spirituelle sans l’avoir par avance déterminé. [L’absence de « E » à ce « déterminé » me fait penser que ce mot se rapporte à l’effet ou au spectateur et non à la dimension spirituelle, à moins qu’il ne s’agisse d’une simple faute d’orthographe…].
Il s’agit pour eux de poser devant le spectateur une matérialité élémentaire, très élémentaire, et de donner à sentir l’œuvre en cours, la création à venir. Pour tous, le contenu se dévoile, s’ouvre dans la fabrication elle-même, une fabrication qui n’implique pas de savoir-faire mais une espèce de dépossession, de déprise de la maîtrise, d’abondon, de manière à se mettre en retrait pour que ce soient les œuvres elles-mêmes qui se fassent, comme si elles pouvaient se faire d’elles-mêmes.
La peseuse d’or – David III Ryckaert (XVIIè)
Et dans la présentation de chaque artiste :
Dans la série Shining, [Emanuele Becheri] place de grands panneaux de carton noir sur lesquels passent et déambulent des escargots. En résulte un dessin aux reflets gris et brillants. L’apparence brillante et précieuse de ces dessins est en fait la conséquence directe d’une opération triviale.
En 2008, Emanuele Becheri avait réalisé une installation, Time out of joint, constitué de trois projections vidéo de grand format, montrant la combustion de trois briquets par leur propre flamme. Une flamme jaillit peu à peu de l’obscurité, puis éclaire l’asphalte où elle est posée, avant de faire bouger l’objet qui la produit, jusqu’à l’extinction et le retour à la nuit.
Ou :
[Les tableaux de Calum Imnes] conduisent à privilégier telle ou telle signification possible en affirmant un premier état, une norme implicite pour ainsi dire, puis en contredisant cet état. […] Ce qui est exposé de cette façon – pour reprendre le titre générique d’une série – ce n’est pas la subjectivité personnelle de l’artiste mais, potentiellement, la subjectivité du spectateur, car si les tableaux pointent ce qui a été là (les couleurs qui ont été ensuite dissoutes) et qui a été là (le peintre), ils pointent surtout ce qui est ici (l’état final de l’œuvre) et qui est ici (le spectateur, la spectatrice). Ils exposent la perte et la plénitude indissolublement mêlées.
Ou :
« Dans le partage formel avec le spectateur, ces quelques formes simples (des aplats de couleurs quadrangulaires) sont le minimum reconnaissable. Elles se donnent à voir d’emblée et on peut passer à autre chose. On peut aller au-delà de la reconnaissance de ce qu’il y a à voir sur le tableau et en venir à l’expérience du tableau proprement dit. Je conçois l’expérience de la peinture comme une expérience partagée, même si celui ou celle qui va venir devant le tableau s’y confronte seulement dans un second temps. J’ai en tête que ma position et celle du regardeur sont interchangeables. Si je me pose ainsi devant chaque tableau, c’est pour que d’autres puissent le faire à leur tour.» Emmanuel Van der Meulen
J’arrête là les citations mais je vous invite vraiment à lire le dossier de presse. Vous y découvrirez par exemple que l’on ne dit plus « spectateur » ou « visiteur » mais « regardeur », qu’une des artistes « intègre à sa pratique le processus d’auto annulation », que pendant l’exposition, des médiateurs sont présents pour expliquer les œuvres mais aussi pour inviter les visiteurs à (c’est écrit en gras) « accepter la possibilité de ne pas comprendre ou de ne pas être touché.«
Grand chien danois – Marbre de G.Gardet (XIXè)
Voici pour le contexte. Bien que cela me brûle les lèvres, je m’abstiens de tout commentaire sur cette exposition car je veux en venir à un échange très intéressant entre la philosophe Chantal Delsol et Jérôme Alexandre, co-directeur du département « La Parole de l’art » au collège des Bernardins.
Je vous la résumerai dans la prochaine note, d’ici quelques jours.