Le propriétaire d’un curieux bronze signé Barye me soumet les photos ci-dessous, m’indiquant qu’il représenterait un singe à cheval sur un animal mythique, un « zèbracorne« . La terrasse (socle) du bronze mesure 25 cm de long x 25 cm de haut x 8,5 cm de profondeur.

En réalité, cet animal est un gnou, mais comme nous le verrons plus bas on se demande bien si l’artiste n’a pas effectivement cherché à créer une espèce d’hybride entre un équidé et un gnou !

Ce bronze est répertorié dans le « Catalogue raisonné des bronzes de Barye » (MM.Poletti et Richarme – Gallimard) en page 121 sous le nom de « Singe monté sur un gnou« . Il est également présenté, à peu près avec les mêmes renseignements, dans d’autres ouvrages consacrés à Barye, comme « La Griffe et la Dent » (Musée du Louvre) ou encore « Untamed – The Art of AL Barye« (Johnston et Kelly).

Etudions tout d’abord le thème ici traité. La monture est un gnou noir ou gnou à queue blanche, qui vit en Afrique du sud où il a failli disparaître, mais ses effectifs sont maintenant abondants et stabilisés. Le gnou noir est assez différent de son cousin bien connu, le gnou bleu, que l’on voit dans les documentaires migrer en immenses troupeaux du Kenya vers la Tanzanie et inversement : le gnou noir porte des cornes franchement tournées vers l’avant, une queue blanche, une crinière dressée comme celle d’un zèbre et une touffe de poils drus sur le chanfrein, détails que l’on retrouve bien (à l’exception de la couleur de la queue, bien entendu) sur le bronze de Barye.
Voici une photo d’un gnou noir prise au zoo de Sigean dans l’Aude.

Il est étonnant que Barye ait sculpté un gnou car cet animal n’était pas présent à la Ménagerie du Jardin des plantes. Il l’a même fait à trois reprises : gnou seul (le même que celui monté par un singe, mais sans ce dernier), serpent étouffant un gnou et notre singe monté sur un gnou. Il s’agit toujours d’un gnou noir.

Pour ce qui est du singe, il s’agit d’un orang-outang, ce qui se vérifie notamment aux excroissances de chaque côté de la tête. On sait même que Barye s’est inspiré de Jack, jeune orang-outang de 10 mois pensionnaire de la Ménagerie en 1836-1837. Ce singe était apparemment un farceur connu et apprécié des Parisiens. A sa mort, il fut disséqué par Barye – il procéda ainsi à plusieurs dissections d’animaux du zoo, dont un ours et un lion – puis naturalisé et sous cet apparence il resta encore une mascotte.

Pourquoi avoir représenté un singe sur un gnou ? Barye s’est inspiré d’un dessin du peintre anglais Thomas Landseer (1795-1880), qui montre un orang-outang à cheval sur un gnou posant ses pattes avant sur un rocher en partie immergé. Barye a recopié ce dessin, aujourd’hui conservé au Musée du Petit-Palais à Paris. On pense aussi que Barye a voulu tourner en dérision la sculpture équestre classique. Il s’est d’ailleurs un peu écarté du dessin de Landseer, notamment en donnant une allure plus équine au gnou.

Passons maintenant à la réalisation technique. On ne connait pas la date de création du modèle mais, sur la base des dates ci-dessus mentionnées (dessin de Landseer, présence du singe au zoo, etc.), on pense qu’il date à peu près de 1837. En revanche, on connaît la date de sa première édition en bronze : 1840, par Barye lui-même, qui avait alors sa propre fonderie. Ce modèle a été édité, après la mort de Barye et la vente par sa veuve des chefs-modèles, par Brame et G.Lucas. Ce dernier était propriétaire du modèle et le faisait fondre par Gruet. Cette scène n’a jamais été éditée par Barbedienne, qui a pourtant édité la plupart des modèles de Barye (dont le gnou seul). Il est donc vain d’espérer voir la marque de Barbedienne sur ce modèle ! Le singe monté sur un gnou n’a pas été très apprécié : à l’époque de Barye, le nombre de bronzes vendu est faible (une cinquantaine) et le nombre de fontes posthumes serait du même ordre.

On aura compris qu’il s’agit là d’une pièce intéressante car beaucoup moins courante que bon nombre de bronzes de Barye que l’on trouve en vente chaque semaine ou presque dans une salle des ventes. Reste à déterminer l’ancienneté de la pièce, qui conditionne sa valeur : une fonte très ancienne, autrement dit du vivant de Barye, vaut beaucoup plus cher qu’une fonte posthume, surtout si elle est un peu tardive.

Ce bronze ne porte apparemment pas de cachet de fondeur. Ce n’est donc pas une fonte d’époque car Barye apposait un cachet « BARYE » et un petit chiffre en plus de sa signature. Il s’agirait donc d’une fonte posthume. Peut-il s’agir d’une fonte très tardive voire d’un surmoulage, qui ne vaudrait donc pas grand-chose ? Je ne le pense pas : même si les détails ne sont pas aussi présents que sur un modèle du vivant de Barye, on en voit un certain nombre et ils révèlent une fonte très correcte. La patine est belle. De plus, le montage avec des grosses vis est typique des fontes fin XIXème (ou tout début XXème). Enfin, les dimensions indiquées sont bien celles référencées dans le Catalogue raisonné.

Je pense donc qu’il s’agit d’une fonte posthume mais ancienne, de Brame ou Gruet. Seul un examen de la pièce en réalité permettrait d’en être certain mais c’est très probable.

Quelle valeur pour cette pièce ?

Elle a, comme tout bronze, des atouts et des défauts, vus plus haut. Ses atouts sont d’abord d’être de Barye, artiste de référence. De plus, il s’agit d’un sujet plutôt rare et d’une fonte de qualité. Ses « défauts » sont de n’être pas une fonte du vivant de Barye et de représenter un sujet difficile, moins plaisant qu’un éléphant, un fauve ou un cheval, ce qui est d’ailleurs la raison de son relatif échec à l’époque de Barye. Mais ses qualités l’emportent largement sur ses défauts !

Voici quelques résultats de vente aux enchères pour ce sujet :

– Paris en octobre 2011 chez Sotheby’s : estimé 20 000 à 30 000 Euros mais non adjugé. Ces chiffres ne sont pas représentatifs car il s’agissait en fait de la vente de la collection du très connu antiquaire Fabius. Le modèle présenté était certainement une fonte du vivant de Barye, comme la plupart des bronzes proposés à cette vente et comme l’estimation très élevée le montrerait. Quoi qu’il en soit, il n’a pas été vendu !
– Londres en mars 2009 chez Christie’s : estimé à l’équivalent de 8500 à 12500 Euros mais invendu.
– New York en décembre 2008 : adjugé à l’équivalent de 15000 Euros (très belles patines et ciselures)
– St Germain en Laye en septembre 2008 : adjugé à 12000 Euros
– St Paul les Dax en juin 2007 : adjugé à 11000 Euros

Compte tenu des chiffres ci-dessus et de la tendance à la baisse des bronzes animaliers XIXème depuis environ 2 ans et encore plus depuis le début de l’année 2013 (tendance que l’on observe sur la plupart des antiquités notamment les meubles depuis plusieurs années d’ailleurs mais qui avait épargné jusqu’alors les bronzes), et sous réserve d’un examen de la pièce en réalité, je pense qu’en salle des ventes, ce bronze pourrait raisonnablement être estimé autour de 6000 à 7000 Euros. On a en effet observé qu’à 8500 Euros à Londres, en décembre 2008 (dernière vente où ce lot était proposé), il n’y a pas eu d’offre. Et depuis 2009, les prix ont baissé.

Vous possédez un bronze animalier et voulez en connaître histoire et estimation ? Envoyez-moi un mail avec les dimensions et des photos très nettes (vue d’ensemble, signature, marque éventuelle de fondeur, dessous du socle) à damiencolcombet@free.fr et je vous répondrai.