Madame Henriette H. m’a récemment envoyé des photos d’un grand bronze en sa possession, un aigle signé Barye. Elle a fait quelques recherches et me dit craindre que cet aigle soit une copie ou une fonte récente, car le modèle original de Barye qu’elle a repéré était différent, l’aigle tenant un héron.
Notre internaute a en partie raison : il existe d’autres versions de cet aigle de Barye, et pas seulement avec un héron, mais ce n’est pas pour autant que son aigle est un mauvais modèle.
Voyons cela plus en détail :
Antoine-Louis Barye (1795-1875) est le plus connu des sculpteurs animaliers français, grâce à la qualité, la nervosité de ses créations mais aussi parce qu’il fut le pionnier de la très grande école française de sculpture animalière, école qui comprend des noms fameux comme Mêne, Frémiet, Rosa et Isidore Bonheur, Dubucand, Cain, Navellier, Fratin, Paillet, Gardet, et tant d’autres.
Je ne vais pas raconter à nouveau ici la vie de cet artiste au talent immense mais je peux évoquer quelques points particuliers. Par exemple celui-ci : après avoir travaillé de 1821 à 1832 chez l’orfèvre Fauconnier et exposé certaines de ses œuvres au Salon, Barye s’installe à son compte, un peu contraint sans doute par la faillite de Fauconnier. Les créations de Barye sont alors fondues par Honoré Gonon ou d’autres artisans. Le sculpteur commence à rencontrer un très grand succès. Il prend la décision de produire lui-même ses bronzes, plutôt que de les confier aux grands fondeurs comme Barbedienne, Susse, Martin, etc. En 1838, il crée donc sa propre fonderie et sa boutique.
On comprend le souhait de Barye : la fonte, dans son processus complexe, est réellement la prolongation de la création. La reprise des modèles en cire, les finitions sur le bronze, la patine comptent presque autant que le modelage du modèle en terre, plâtre ou cire, et l’idéal serait de passer autant de temps à chaque étape de la création, ce qui est malheureusement impossible au plan économique : la répercussion sur le prix du modèle des très longues heures passées rendrait le prix de l’oeuvre absolument inabordable.
Barye va précisément en faire l’expérience : il est si exigeant sur chacune des pièces que son affaire s’avère impossible à rentabiliser et qu’il n’a plus le temps de vendre ses bronzes. Il tente de sauver son entreprise et son art en s’associant avec Emile Martin, qui se charge de la commercialisation, Barye gardant la production. Mais même ainsi, les choses tournent mal et en 1846, tous ses modèles, son outillage – jusqu’à ses propres poinçons « BARYE » – sont gagés auprès de Martin. Il est donc désormais totalement dépendant de Martin, à qui il doit acheter les modèles qu’il veut fondre et vendre ! Cette situation terrible va durer plus de 10 ans. Enfin, en 1854, d’importantes commandes publiques permettent au sculpteur de sortir la tête de l’eau et, quelques années plus tard (1858), de racheter ses modèles et son matériel à Martin. Entre temps, il aura connu la quasi-pauvreté, contraint par exemple de faire enterrer sa mère à la fosse commune.
Si vous voulez en savoir plus sur la vie d’Antoine-Louis Barye, je vous conseille la lecture de « Monsieur Barye » (Michel Poletti – Editions Acatos), qu’idéalement il faut lire avec sous la main le « Catalogue raisonné des bronzes de Barye » de Richarme et Poletti (Gallimard). Vous pouvez retrouver ces livres dans l’album photo « Les livres », à droite sur ce site.
Revenons à notre aigle.
En feuilletant le Catalogue raisonné ou encore « La griffe et la dent » édité par le Musée du Louvre, on constate qu’il existe un grand nombre de versions : tête tournée à droite, tête tournée à gauche, bec ouvert, bec fermé, emportant un serpent, sur terrasse avec profil (forme géométrique), sur terrasse naturaliste, tenant un héron, s’abattant sur un bouquetin… Barye a ainsi multiplié les combinaisons et créé au moins 8 aigles différents, sans compter les bas-reliefs et les aigles en pierre.
Celui de notre internaute est le plus fréquemment rencontré : l’aigle aux ailes étendues, le bec ouvert, la tête tournée à gauche, sur terrasse naturaliste. Ses dimensions, assez difficiles à prendre pour la largeur et la profondeur puisque la pièce n’a pas de sens particulier, sont les suivantes : 33,9 cm de long x 24,2 cm de profondeur x 25 cm de haut.
La première édition de ce modèle daterait de 1862. Cet aigle est en tous cas absent du catalogue de 1860. Les différents modèles d’aigle auraient été réalisées par Barye lorsqu’il fut question, à l’initiative de Thiers, de couronner l’Arc-de-Triomphe de l’Etoile d’un rapace gigantesque (27 mètres d’envergure). Des études furent demandées, en 1834, à l’artiste et il prépara alors un aigle posé sur une demi-sphère, très proche de celui qu’il éditera 28 ans plus tard sans la demi-sphère. Hélas, le projet monumental fut abandonné.
A propos des projets d’embellissement de l’Arc-de-Triomphe de l’Etoile, voici ce qu’écrit, avec un peu d’ironie, Arsène Alexandre, en 1889 (14 ans après la mort de Barye), dans un intéressant ouvrage dont je parlerai bientôt sur ce site : « A.L.Barye » paru dans la Collection « Les Artistes célèbres » éditée par La Librairie de l’Art :
« Concu par Chenavard, [le projet] avait été sérieusement discuté dans le cabinet ministériel. Il est peut-être curieux de dire en quoi il consistait, pour montrer que les hommes politiques ne doutent de rien quand il s’agit de promettre.
Sur l’acrotère [ornement sculpté situé au sommet du monument] devait figurer Napoléon, traîné sur un char triomphal. Aux quatre coins, seraient érigés les statues équestres de ses frères et du prince Murat. La décoration devait être complétée, dans le bas, par les statues équestres des douze maréchaux de l’Empire, disposés autour du monument. On voit qu’il y avait de quoi occuper la vie d’un homme. Le projet fut examiné avec tant de bonne volonté qu’il en reste du moins quelque chose : un mot comique de M.Thiers. Comme un conseilleur, intervenant dans la discussion, contestait la valeur de Barye en matière de figures humaines, le ministre de l’Intérieur s’était écrié, avec son habituelle pétulance : « Eh bien, M.Barye fera les chevaux et un autre les cavaliers! ».
Il fallut en rabattre du trop pompeux projet de Chenavard. On parla plus simplement d’une gigantesque figure d’aigle, qui serait censée s’abattre sur le glorieux portail de granit. Une maquette fut même faite par Barye. Elle disparut avec le projet. On peut supposer que l’idée a été utilisée pour la statuette de l’Aigle, les ailes étendues sur un rocher. De tant de déceptions a été fondu un bronze haut de vingt-cinq centimètres. »
Le modèle d’Henriette H. est signé A.L.Barye (NB : la signature de l’artiste est variée, portant souvent son simple nom de famille sans initiale du prénom) et porte la marque « F.Barbedienne Fondeur », ce qui est le signe d’une bonne fonte XIXème. A la mort de Barye, en 1875-1876, sa veuve mis en vente les modèles avec droit de repoduction et le contenu de l’atelier. Barbedienne, Peyrol, Brame, Delafontaine et d’autres éditeurs se partageront les chefs-modèles. L’aigle a été acquis par Goupil pour être édité par Barbedienne puis Leblanc-Barbedienne.
Il existe bien, comme le signale notre internaute, un « Aigle terrassant un héron », en deux versions (tête de l’aigle tournée à droite ou à gauche). Barye a alors combiné un aigle avec le pauvre héron du groupe « Ocelot emportant un héron », à propos duquel j’ai rédigé une note :
http://www.damiencolcombet.com/archive/2012/06/29/la-valeur-d-un-bronze-47-ocelot-emportant-un-heron-de-barye.html
Admirons la majesté des ailes à demi déployées, le détail des grandes plumes d’aigles, l’impression de puissance de l’oiseau.
Ce modèle, comme celui de l’aigle tenant un héron, n’est pas rare : ils sont régulièrement proposés en salle des ventes, en France et à l’étranger. L’historique des résultats depuis 20 ans compterait des dizaines de dates. Voici quelques chiffres représentatifs de la tendance récente :
– New York 2008 : 7000 $ soit 5500 €.
– Drouot 2010 : 3000 €
– Bucarest 2010 : 4000 €
– Fontainebleau 2010 : 2900 €
Notre aigle a donc l’inconvénient de n’être pas rare mais deux qualités : la fonte XIXème et la majesté du modèle créé par Barye. Malgré la tendance à la baisse des bronzes animaliers du XIXème, je pense que ce modèle peut encore être estimé autour de 2500 € à 3000 €.
Vous avez un bronze animalier et vous voulez en connaître la valeur ? Envoyez-moi des photos très nettes de l’ensemble, de la signature, de l’éventuelle marque du fondeur, du dessous du socle à : damiencolcombet@free.fr
Pour être régulièrement informé des nouvelles notes, inscrivez-vous à la « Newsletter » en haut à droite de cette page.