Monsieur et Madame B. m’envoient pour avis les photos d’un groupe de bœufs reliés par un joug. Sur le socle, deux marques : A.Jacquemart et F.Barbedienne Fondeur.
J’aime beaucoup les œuvres du sculpteur Alfred Jacquemart. Elles sont presque toujours très soignées, très élégantes. Ceux qui ont visité le Musée d’Orsay à Paris ont forcément remarqué le magnifique et monumental Rhinocéros indien sur l’esplanade du Musée, où il a pour voisin un cheval à la herse et un éléphanteau entravé. Ce rhinocéros était autrefois installé au Trocadéro.
Henri Alfred Jacquemart est né à Paris le 22 février 1824 et y est mort le 4 janvier 1896. Élève des Beaux-Arts, il étudia la peinture et la sculpture, puis présenta régulièrement des œuvres au Salon, de 1847 à 1879, et y reçut nombre de distinctions, dont une médaille en 1857 et une autre en 1865. Il voyagea en Orient (Turquie, Egypte).
Comme beaucoup de sculpteurs, il réalisa des petites pièces pour la maison Christofle, orfèvre.
A Paris, on peut voir plusieurs de ses œuvres : outre le Rhino du Musée d’Orsay, citons les deux griffons (animaux fabuleux) de la fontaine Saint-Michel, deux lions en bronze à l’une des portes de l’Hôtel de ville de Paris, les quatre Évangélistes de l’église Saint-Augustin, les lions en bronze de la place Félix Eboué, etc…
Ses bronzes ont été fondus majoritairement par la fonderie du Val d’Osne, par Susse et par Barbedienne.
Parmi les œuvres les plus connues de Jacquemart, il y a « le chien et la tortue », très fréquent en salle des ventes mais remarquable. Un chien de chasse assis incline la tête presque jusqu’au sol pour observer attentivement la tortue. Le lourd collier du canidé lui tombe presque sur les yeux et on le devine très intrigué par ce drôle de petit animal qui va son chemin sans inquiétude. Un peu moins réussi, mais très connu, Jacquemart a réalisé un loup, la queue entre les pattes. J’ai déjà eu l’occasion de parler de l’éland attaqué par un serpent, que l’on peut admirer au Musée d’Aix-les-Bains. L’antilope est magnifique.
Revenons à nos bœufs.
Le Dictionnaire des bronzes du XIXème siècle (P.Kjellberg) précise que le « Groupe de bœufs » a été édité en bronze par Barbedienne en trois tailles : 24, 18 et 9,5 cm. Malheureusement, on ne sait si ces mesures se rapportent à la hauteur ou à la longueur. Or, Monsieur et Madame B. nous indiquent que leur pièce mesure 20 cm de haut, 20 cm de large et 35 cm de long. La marque du fondeur (« F.Barbedienne Fondeur ») semble bonne et indique a priori une fonte de fin XIXème ou début XXème, mais les dimensions ne sont pas celles indiquées dans le Kjellberg, ce qui est étonnant. Je note d’ailleurs que ce ne sont pas non plus celles relevées lors des derniers passages de ce modèle en salle des ventes. Ceci peut introduire un léger doute sur le caractère original de l’exemplaire de nos internautes, mais il est a priori balayé par la qualité de la signature du fondeur. Cet écart sur les mesures peut également (probablement ?) venir d’une confusion entre longueur totale et longueur du socle.
Observons maintenant de plus près nos bœufs. Ils ont l’air moyennement puissants, leurs corps rappelant presque celui de vaches bien charpentées. On sent bien la contrainte que constitue le joug, solidement attaché, et qui semble empêcher la vie propre de chaque animal, comme s’il avait hérité d’un frère siamois bien encombrant. Les deux bovins en sont donc réduits à une sorte d’apathie, de résignation face au violent effort qui leur sera demandé dans un instant.
Néanmoins, j’apporterai trois critiques à ce bronze. En premier lieu, il semble un peu trop statique, ce qui est probablement dû au fait que les deux animaux sont quasiment identiques, dans une attitude très figée. En second lieu, la ciselure me paraît très sommaire : si la tête des bovins est bien détaillée, il n’en est pas de même pour le reste du corps, trop lisse à mon goût. Enfin, et surtout, l’attache de la queue est très curieuse et pas du tout réaliste. On dirait qu’elle a été rapportée tardivement et pour ainsi dire plaquée maladroitement sur le corps de l’animal, pourtant bien fait au plan morphologique. On distingue parfaitement une sorte de « marche » qui n’existe pas dans la réalité, la naissance de la queue étant en fait dans le prolongement de la colonne vertébrale.
C’est à mon sens le défaut majeur de ce bronze, ce qui est très étonnant de la part d’un grand sculpteur comme Jacquemart. Je parlerai bientôt d’un de ses lions qui est au contraire d’une rare élégance.
Quel valeur donner à ce groupe de bœufs ? Comme précisé plus haut, les dimensions des pièces relevées en ventes aux enchères ne collent pas exactement avec celles données dans le Kjellberg, bien qu’elles s’en rapprochent, ni avec celles communiquées par nos internautes. Voici néanmoins quelques indications :
– Bruxelles en 2006 pour un exemplaire mesurant 9 x 17 cm : adjugé à 950 Euros.
– Paris en 1997 pour un autre exemplaire de 10 x 17 cm : adjugé à l’équivalent de 1100 Euros.
– Londres en 2002 pour un exemplaire de 19 x 27,6 cm, fonte Barbedienne : estimé entre 3000 et 4000 Euros mais invendu.
L’exemplaire de nos internautes est visiblement le plus grand des trois réalisés par Barbedienne. Il a donc pour défaut les trois points mentionnés ci-dessus, mais a comme atout sa grande taille et surtout une bonne signature. Je pense qu’en salle des ventes, il pourrait donc être estimé autour de 2000 à 2500 Euros.